07 octobre 2021#19
Un nouvel océan est né : l’Indo-Pacifique
Les plaques géopolitiques bougent. Un nouvel océan est en train de naître. Cet océan inconnu s’appelle « l’Indo-Pacifique ». Et son émergence change beaucoup de choses à la politique internationale. L’affaire des sous-marins australiens qui oppose la France aux États-Unis en est la plus parfaite illustration. L’Australie se retrouve désormais au centre des tensions avec la Chine.
Un nouvel océan
Longtemps, on a surtout pensé au Proche-Orient, pour s’en préoccuper. Ou à l’Asie, davantage pour rêver ou pour commercer. Et quand on parlait de l’océan Pacifique ou de l’océan Indien, on ne mélangeait pas les eaux. On séparait les problèmes. Certes, l’océan Indien et le Pacifique sud existaient. Mais les stratèges ne s’y intéressaient pas tant que ça.
Sous Obama, les Américains parlaient encore de « pivot vers l’Asie », autrement dit d’adieu à l’Irak ou à l’Afghanistan des années Bush. Si on voulait se montrer visionnaire, on expliquait qu’il fallait se tourner vers cette zone plutôt que vers ce que nous appelons en français le Proche-Orient et en anglais Middle East.
Les choses ont changé. En une décennie, l’Indo-Pacifique s’est imposé. C’est devenu un concept-clé de la géopolitique. Peu importe qu’il soit né du succès… d’un livre de voyage et de vulgarisation, Monsoon, la mousson, de Robert Kaplan. Depuis, stratèges et politiques courent derrière !
La preuve : sitôt à la Maison Blanche, Joe Biden a créé un poste de « coordinateur indo-pacifique » au Conseil national de sécurité. Et il l’a confié à Kurt Campbell, qui avait justement œuvré au fameux « pivot » de Barack Obama vers l’Asie. Au Pentagone, un amiral a été nommé coordinateur de l’Indo-Pacifique. Le commandement du Pacifique s’appelle désormais commandement de l’Indo-Pacifique. En deux présidents, l’Asie a donc bel et bien disparu, engloutie par cet océan !
Bien sûr, le concept ne fait pas l’unanimité. Certains le considèrent même comme une folie, ou au moins une distraction. C’est le cas de Van Jackson, qui est professeur de relations internationales à l’université de Wellington, en Nouvelle-Zélande. Il pense qu’à force d’évoquer une zone aussi vaste, on ne sait plus de quoi on parle.
Qu’y a-t-il au fond de cet océan ?
Plongeons maintenant dans ce vaste océan. Partons de Madagascar ou de Bombay, allons jusqu’à San Francisco. Et sinon, descendons de Pékin jusque chez nous… à Tahiti. Observons au milieu, le détroit de Malacca.
Cette immense région est le nœud du commerce international. Si on additionne les économies des pays qui la bordent – la Chine, l’Inde, le Japon, les États-Unis… – d’ici la fin de la décennie, elle devrait concentrer 60 % du PIB mondial. C’est une région traversée par les cargos chargés de containers, par les flux migratoires, des enjeux de piraterie, d’infrastructures, d’influence et, bien sûr, de climat.
Aussi, et de plus en plus, c’est une région sillonnée par les navires des deux plus puissantes armées jamais placées face à face, la Chine et les États-Unis.
Car la vraie explication au coup de force des Américains et à leur coup de poignard dans le dos de leurs alliés français, ce n’est pas seulement le business des armes. C’est ce que l’on appelait containment au temps de la guerre froide, quand les États-Unis voulaient endiguer l’Union soviétique. Aujourd’hui, l’Amérique veut mettre en place une vaste coalition pour contenir l’émergence de la puissance chinoise. Et cette coalition, appelée « Quad » à l’époque de Donald Trump, c’est l’Inde, le Japon, bien sûr les États-Unis, et l’Australie.
Pékin cherche à sortir de sa sphère d’influence traditionnelle à travers le concept de « nouvelles routes de la soie ». En réponse, Washington veut à la fois encercler la Chine et garder le contrôle des principales voies du commerce maritime. Pour contenir la Chine dans l’hémisphère nord, il faut à la fois l’attirer et la tenir au sud.
Un archipel français menacé
L’Indo-Pacifique, ce n’est pas seulement une obsession américaine. Pour la France aussi, c’est la clé. Certes, dans notre vie quotidienne, c’est très loin. C’est même aux antipodes ! Mais c’est là que se situe notre principal domaine maritime, de la Réunion à Wallis-et Futuna, et des terres australes à l’îlot Clipperton, face au Mexique. En passant bien sûr par la Nouvelle-Calédonie, si elle ne devient pas indépendante. Pas loin de deux millions de Français vivent dans la région, dont plus d’un million et demi dans des départements ou territoires sous administration française. Et si la France veut rester une puissance moyenne influente à l’échelle internationale, cet archipel français étalé d’un bout à l’autre de l’Indo-Pacifique est vital.
Pour la France, vendre des sous-marins à l’Australie, c’était donc mettre sur pied une alliance qui allait garantir une influence, une indépendance et tout simplement une présence. En un mot, la pérennité française dans la région, indépendante du bon vouloir américain. Ce n’est donc pas juste une affaire de contrat militaire.
Bien sûr, l’argent et l’amour-propre, ça compte. Surtout alors que débute une campagne électorale. Mais le vrai sujet est beaucoup plus vaste.
En 2018, le Quai d’Orsay publiait son Livre blanc Stratégie Asie-Océanie. Nos diplomates voulaient « proposer une alternative » et « promouvoir en Asie-Océanie un ordre multipolaire stable fondé sur le droit ». Dans le langage diplomatique, ça donne ceci : « poursuivre le renforcement et le rééquilibrage par le haut »… « partenariat essentiel »… « davantage de réciprocité »… « dialogue politique confiant et constructif »… ou encore « approfondissement des relations économiques et commerciales et des échanges humains ». En fait, le Quai comptait poursuivre une politique d’engagement plutôt que de confrontation avec la Chine. La « vocation » de la France, selon Emmanuel Macron, ce serait d’être une « puissance médiatrice ». Une sorte de troisième voie entre les deux superpuissances du nouveau siècle, comme au bon vieux temps du Général de Gaulle. C’est assez évident à la lecture, ce document est quand même marqué par un idéalisme bon enfant, mais limite un peu naïf et surtout déjà daté. Daté, oui, car l’affaire des sous-marins australiens a fait voler ce projet en éclats. Pourquoi ? Parce que l’Australie aurait subitement trahi ses engagements ? Non ! Parce qu’en quelques années, la Chine est devenue trop puissante.
Homards contre sous-marins
Partons donc pour l’Australie, puisque c’est d’elle qu’il s’agit. C’est le pays-clé de l’Indo-Pacifique. Et c’est un pays sous pression. Entre le moment où le contrat des sous-marins a été signé et sa rupture, la puissance chinoise s’est considérablement affirmée, et avec agressivité. Dès 2019, les Australiens ont commencé à s’inquiéter des ingérences. Et même de certaines tentatives de corruption politique, d’entrisme dans les universités ou d’influence dans les médias. En avril 2020, un pas supplémentaire a été franchi. L’Australie a demandé à l’OMS de mener une enquête indépendante sur les origines du Covid. La réaction de la Chine a été virulente, menaçant de boycotter le vin, le homard ou le bœuf australiens et de retirer ses étudiants des universités. Elle a adressé une sorte d’ultimatum en quatorze demandes. Une menace importante, car la Chine représente alors 30 % des exportations australiennes.
L’ancien conseiller adjoint pour la sécurité nationale de Donald Trump, Matt Pottinger, le proclame dans un récent article de la revue Foreign Affairs. « Le peuple australien – dont les chefs d’entreprise et les exportateurs – a compris qu’accepter l’ultimatum de la Chine signifiait se soumettre à un nouvel ordre dangereux. Les entreprises australiennes ont absorbé les pertes, ont résisté à l’embargo et ont trouvé de nouveaux marchés. Les Australiens ont décidé que leur souveraineté était plus importante que les ventes de homards. »
De fait, le pari de Pékin, qui tablait sur la vénalité des entrepreneurs pour faire pression sur le gouvernement, s’est révélé erroné. La création de l’Aukus, qui associe l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis, est en partie la conséquence de cette erreur de calcul dont la France est la victime collatérale. La livraison de sous-marin à propulsion nucléaire modifie les équilibres dans la région. L’Australie n’a pas d’arme atomique, mais elle fait un pas dans cette direction et un pas sous le parapluie américain.
L’agitation dans ce nouvel océan, l’Indo-Pacifique, est le dernier indice de changements majeurs, et plutôt inquiétants, dans l’ordre du monde.
Livre blanc Stratégie
Asie-Océanie publié par
le Quai d’Orsay. (2018)
Article publié
dans le journal
La Croix. (2021)
Article publié
dans le journal
La Croix. (2019)