24 février 2022#36
Apprenez à penser avec vos émotions
Longtemps, on a opposé la réflexion et l’émotion. Pour penser, il fallait tenir à distance la peur, la colère ou le désir. Mais la psychologie a changé la donne. La notion d’intelligence émotionnelle s’est imposée. Désormais, ce sont les neurosciences qui mènent la danse… L’AntiÉditorial part en Amérique, à la recherche de nouvelles idées.
L’intelligence émotionnelle, c’est quoi ?
Nous connaissons tous la théorie de l’évolution de Charles Darwin. Mais sa théorie des émotions a également marqué les esprits. Pour Darwin, il existe deux formes d’intelligence humaine. L’une est émotionnelle, elle est utile, et provient d’une étape antérieure et inférieure de notre développement. L’autre est rationnelle. Avec l’évolution, la raison doit se développer et l’émotion décliner.
Cette hiérarchie a été ébranlée par la théorie de l’intelligence relationnelle. Ce concept a été formulé en 1990 par Peter Salovey et John Mayer, deux psychologues américains, dans un article qui a fait date. Cinq ans plus tard, un autre psychologue Daniel Goleman, a fait connaître cette théorie au grand public. Depuis, elle a envahi la sphère du développement personnel, la presse féminine, voire la presse people.
L’intelligence émotionnelle, c’est notre capacité à reconnaître, à comprendre et ensuite à gérer nos propres émotions. C’est aussi une intelligence relationnelle, car nous devons composer avec les émotions des autres personnes.
Surtout, l’intelligence émotionnelle n’a rien à envier à l’intelligence rationnelle. Chacun connaît quelqu’un de très intelligent, mais de très peu doué pour les sentiments humains, ce qui peut conduire à des catastrophes.
Grosse émotion chez la mouche
Mais depuis vingt-cinq ans, la recherche s’est emparée du sujet. Et elle a rangé Darwin sur l’étagère, rayon histoire ancienne. L’étude des émotions est devenue l’un des domaines les plus féconds des neurosciences, qui sont elles-mêmes en plein boom. Les expériences et les découvertes se sont enchaînées au point qu’un nouveau champ d’étude existe désormais, autour d’un nouveau concept, celui des « neurosciences affectives ».
Qu’a-t-on appris ? Que même des animaux pas très doués, comme cette stupide mouche qui se pose sur nos fruits, éprouvent des émotions. Des expériences scientifiques très sérieuses l’ont prouvé. Si une drosophile refuse de s’accoupler, le mâle éconduit aura tendance à se consoler dans l’alcool. Comme certains mâles que nous connaissons, il ressent une émotion négative. De même, une guêpe stressée deviendra beaucoup plus prudente, voire méfiante. Première leçon : l’émotion est la chose au monde la mieux partagée.
Deuxième leçon : contrairement à ce que pensait Darwin, les émotions jouent un rôle positif dans l’évolution des espèces. Dans l’ouvrage Metazoa, en 2020, l’Australien Peter Godfrey-Smith s’est intéressé à l’apparition du corps animal, il y a plus d’un demi-milliard d’années. Godfrey-Smith est historien et philosophe des sciences. Ce qu’il montre, c’est qu’en développant leurs sensations et leurs émotions, la peur ou la souffrance, ou la faim, sans parler de ce grand mystère qu’est la conscience, les animaux ont évolué. Pour mieux se défendre, ils se sont dotés de pinces ou de griffes. Ou, encore plus sophistiqué : ils se sont mis à avoir des yeux, instrument formidable pour repérer le prédateur, pour trouver la nourriture… et pour éprouver de nouvelles émotions. L’émotion n’est pas un handicap. Elle est nécessaire à la survie.
Penser avec ses émotions
Un tout récent livre Emotional montre l’ampleur des découvertes récentes et souligne en quoi elles nous concernent. Il n’est pas encore traduit en français, mais L’AntiÉditorial l’a lu. Avant de parler du texte, un mot sur l’auteur. Leonard Mlodinow est un physicien américain de haut niveau, passé par Berkeley et par l’institut Max-Planck de Munich. Il a cosigné des best-sellers avec l’astrophysicien Stephen Hawking, qu’il a notamment aidé à rédiger Une Brève histoire du temps.
Mlodinow n’est ni psychologue ni neuroscientifique, mais c’est à la fois un scientifique de haut vol et un vulgarisateur hors-pair, comme les Américains les aiment. Et pour la petite histoire, il a aussi écrit des scénarios pour des séries télévisées, comme Star Trek ou MacGyver.
Première idée : pas de pensée sans émotion. Si nous n’éprouvions aucune émotion, nous ne pourrions absolument pas réfléchir, nous serions paralysés. Les émotions jouent un rôle fondamental et positif dans le processus d’information biologique de toutes les espèces, des insectes aux mammifères supérieurs.
La deuxième idée, et le concept-clé, c’est celui « d’affect fondamental ». Notre corps et notre esprit ne sont pas séparés. Ils forment un tout. Et ce tout éprouve un « affect fondamental » qui guide nos émotions, lesquelles à leur tour orientent notre pensée. Dans l’évolution des espèces, c’est la forme la plus primitive de l’émotion, la plus fondamentale. Et pourtant, c’est celle qui demeure la moins bien connue.
Pour Mlodinov, c’est une sorte d’instrument, de thermomètre. Il synthétise les informations sur l’état de votre corps, ce que vous percevez du monde, de l’environnement extérieur. Mais cet instrument ne connaît que deux mesures : la valence et l’excitation.
La valence, c’est le fait de savoir si ce que vous ressentez est positif ou négatif, de la douleur ou du plaisir. L’excitation décrit l’intensité de cette valence. C’est un axe qui va de l’apathie totale au plus grand dynamisme.
Si l’affect fondamental est négatif et l’excitation grande, votre corps sonne l’alarme. L’alcool ou certains médicaments agissent directement là-dessus. Mlodinov en est convaincu, maîtriser l’affect fondamental est l’enjeu majeur du développement personnel mais aussi de la lutte contre les dépendances.
Les émotions, ça aide énormément
L’affect fondamental n’obéit donc qu’à deux lois, la valence et l’excitation. Mais les émotions qui en dépendent ne sont jamais simplistes. Elles sont complexes, et l’imagerie cérébrale fine l’a montré. Les zones du cerveau concernées par telle ou telle émotion, comme la peur, sont multiples. Cela a d’importantes conséquences, y compris médicales, par exemple pour soigner la dépression, ou plutôt les différentes origines de la dépression.
La linguistique nous le confirme. On peine à traduire certains mots comme la schadenfreude allemande, disons la joie mauvaise. Ou la saudade portugaise, ce mélange de mélancolie, de nostalgie et d’espoir. Ou fago, un terme utilisé par les Ifaluk de Micronésie pour décrire un mélange d’amour, de tristesse, de pitié… et d’envie de nourrir quelqu’un.
Cette complexité et cette flexibilité ont des conséquences à un deuxième niveau, celui de la décision rationnelle. Cette fois-ci, les émotions ne nous compliquent pas la tâche, elles nous aident à prendre des décisions sophistiquées en nous les rendant ultrasimples. Elles sont une sorte de résumé rapide de calculs inconscients complexes qui nous permettent de décider ce qu’il faut faire.
Dans une étude réalisée en 2010, et publiée l’année suivante dans une revue scientifique, des chercheurs ont observé un groupe de 118 financiers de la City. Certains de ces traders réussissaient mieux que d’autres. Les plus performants étaient ceux qui n’essayaient pas de prendre des décisions purement rationnelles. Ceux qui ne réprimaient pas leurs intuitions, mais savaient comment canaliser leurs émotions.
Cette étude a eu des effets concrets. Des fonds spéculatifs font désormais appel à des « coach en psychologie ». Une profession si étonnante qu’elle inspire une série américaine, Billions, diffusée en France par Canal + ! Comme quoi, on peut faire des milliards, ou des billions, avec nos émotions… Mais alors, pourquoi l’école nous apprend-elle le calcul, la grammaire, l’abstraction, mais pas l’intelligence émotionnelle, l’affect fondamental, le pilotage de nos émotions ?
Salovey, P. & Mayer, J. Emotional Intelligence. (1990).
Godfrey-Smith, P. Metazoa. Collins Libri. (2020).
Extrait du site de Daniel Goleman.