2 juin 2022#49
Combien vaut votre capital sexuel ?
On connaît le capitalisme. Parfois, depuis Marx, on le combat. On connaît aussi, depuis Bourdieu, le capital culturel. Mais le capital sexuel, qu’est-ce que c’est ? Dana Kaplan et Eva Illouz, posent la question dans un petit opus résolument féministe, What is sexual capital ? Soucieux d’avoir la réponse à cette turlupinante question, L’AntiÉditorial a lu leur ouvrage, paru aussi en allemand, en italien et en espagnol, mais pas encore en français.
Dana Kaplan, est sociologue de la culture en Israël. Eva Illouz est notamment directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris. Son précédent essai, La fin de l’amour, a connu un bon accueil lors de sa parution en 2020. L’auteure le constatait : la sexualité a obéi à la même dérégulation que les autres marchés.
Qu’est-ce que le capital sexuel ?
Pour Kaplan et Illouz, la notion de capital sexuel peut être comprise de trois façons assez élémentaires et complémentaires.
D’abord, a minima, le « capital sexuel par défaut ». Le corps des femmes est marchandisé et contrôlé par les hommes. Le capital sexuel de mademoiselle, constitué par la virginité et la chasteté, est troqué contre la sécurité matérielle, capital économique et social de monsieur. Cet échange s’appelle… le mariage. Ou « le patriarcat », dans le vocabulaire féministe.
La deuxième approche consiste à définir le « capital sexuel », comme « la valeur ajoutée du corps ». Le corps est un bien que l’on vend ou loue. C’est la prostitution et l’industrie pornographique.
La troisième approche, c’est le « capital sexuel constitué en société commerciale », en anglais incorporated. Cette société commerciale est une société anonyme, voire une myriade de sociétés, pour ne pas dire un complexe industriel. « Toute une série d’industries tirent leur valeur ajoutée de la sexualisation du corps et de la sexualisation de soi. » Cela s’étend bien sûr aux industries culturelles, à celles de l’image, comme la publicité ou la mode. La sexualisation, principalement celle des femmes, fait vendre et dégage d’immenses plus-values.
Une idée déjà formulée
Le concept de « capital sexuel » est récent, mais pas nouveau. En fait, c’est une simple adaptation des thèses de Bourdieu sur le « capital culturel », intégrées au fonds commun de la sociologie. Cette extension a été théorisée, notamment, par Catherine Hakim en 2010. Pour cette sociologue, le « capital érotique » est un « quatrième actif personnel ». Il s’ajoute aux trois autres, le capital économique, le capital culturel et le capital social. Selon Hakim, il est « de plus en plus important dans la culture sexualisée des sociétés modernes riches. Le capital érotique n’est pas seulement un atout majeur sur les marchés de l’accouplement et du mariage, mais il peut également être important sur les marchés du travail, dans les médias, la politique, la publicité, les sports, les arts et dans les interactions sociales quotidiennes. »
Ajoutons que pour Hakim, « les femmes ont généralement plus de capital érotique que les hommes parce qu’elles travaillent davantage » à l’exploiter et parce que les hommes auraient en général plus d’intérêt que les femmes pour le sexe. Hakim en tire d’ailleurs une critique du féminisme, ou de ses impasses : « La théorie féministe n’a pas réussi à s’extraire de cette perspective patriarcale et renforce les interdits moraux sur les activités sexuelles, sociales et économiques des femmes et sur l’exploitation de leur capital érotique. »
Un concept élargi
Alors, quoi de neuf ? La nouveauté apportée par Kaplan et Illouz tient à une définition extensive, celle de « capital sexuel néolibéral », qui vient s’ajouter aux trois approches que L’AntiÉditorial vient de lister. Le capitalisme, expliquent les auteures, brouille désormais les frontières entre la sphère de la reproduction et celle de la production, entre la production matérielle et la reproduction sociale, mais aussi entre « le sexe domestique offert et d’autres formes de travail ».
Un article d’Illouz et Kaplan sur « les formes du capital sexuel », publié dès 2017 par la revue Esprit, donne en français une bonne idée du sujet : « La logique du marché s’est introduite dans l’intime ». Désormais, l’expérience et la performance priment sur l’engagement. « Dans la modernité tardive (…) le capital sexuel devient un moyen de convoquer, de réaliser et d’afficher sa subjectivité sexuelle d’une manière qui maximise sa valeur personnelle et son estime de soi. » Le sexe s’inscrit dans un cadre culturel où l’individu se construit, se promeut et se vend. « Chacun fait le choix d’une identité et d’un style de vie, de compétences que l’on peut acquérir et de techniques que l’on peut maîtriser, de certaines manières de communiquer, de moyens au service du bien-être et de preuves de créativité, d’expérience et d’une singularité à réaliser. »
On peut exprimer cela en quatre idées.
1/ La production et la reproduction, ou si l’on préfère l’économie et la sexualité, ne font plus qu’un : « La sphère de la production (l’économie) et celle de la reproduction (le sexe et la sexualité) deviennent indissociables, à la fois structurellement et normativement. »
2/ Le capital sexuel est au cœur de l’économie. « Le capital sexuel dans la modernité tardive n’est pas seulement configuré par le capitalisme néolibéral ; il le légitime et en constitue un moteur. »
3/ La sexualité est ubérisée. « Les personnes deviennent de plus en plus propriétaires de leur sexualité et attendent qu’elle leur soit rentable. » Nous sommes, en quelque sorte, les auto-entrepreneurs du sexe.
4/ La libération sexuelle cache l’aliénation marchande. « Au-delà de l’opinion courante qui dénonce la marchandisation du sexe et de la sexualité, (…) le concept de capital sexuel permet de reconnaître en même temps la possibilité (perçue) de liberté sexuelle et le fait sociohistorique que, dans la modernité tardive, la liberté individuelle est devenue parfaitement compatible avec la liberté de marché. »
La faute au capitalisme
Dans La fin de l’amour Illouz s’interrogeait déjà : « Si le néolibéralisme a incontestablement entrainé une disparition de la normativité dans les transactions économiques, on doit se demander si la liberté économique n’a pas des effets du même type sur les relations intimes. » La sociologue ajoute alors, dans un entretien à France Culture que « la liberté sexuelle a créé une séparation radicale entre la rencontre sexuelle et les relations émotionnelles qui ont un but plus long. Cette séparation crée beaucoup d’incertitudes et de chaos dans les relations amoureuses. »
En fait, selon la théorie du capital sexuel néolibéral, « la liberté sexuelle est devenue le fondement normatif du capitalisme contemporain ». Ainsi, « la liberté sexuelle a été récupérée par des forces qui lui étaient étrangères, comme le capitalisme (…) et les industries du moi ». La libération s’est transformée en nouvelle aliénation néolibérale. La thèse semble voisine de celles du philosophe Jean-Claude Michéa, un penseur anticonformiste qui critique le libéralisme sociétal depuis la gauche et qui est parfois étiqueté « réac ». Consciente que ses thèses peuvent sembler un peu à contre-courant, Eva Illouz vous prie de ne pas la classer ainsi. « Je n’ai aucun projet conservateur », affirme-t-elle. Notons d’ailleurs que chez nos sociologues féministes, ce n’est pas Orwell mais Marx et Bourdieu qui servent de référence. Leur vocabulaire demeure emprunté au registre habituel de la gauche. « Néolibéralisme », « classes sociales », « exploitation » sont les mots qui reviennent…
L’AntiÉditorial n’entrera pas davantage dans les querelles de chapelle ou d’épithètes, et vous laisse avec cette question : quand le sexe est devenu un capital exploité par la société marchande, peut-on encore croire à l’amour ?
What is Sexual Capital?(2022). Dana Kaplan, Eva Illouz. Politybooks