14 avril 2022#43
Criminels de guerre : pourquoi les condamnations sont rares
Les preuves d’exactions commises par l’armée russe en Ukraine s’accumulent. Pourra-t-on juger un jour les soldats suspectés de crimes de guerre ? Pourra-t-on traduire Poutine en justice ? Peut-être… si la justice internationale devient vraiment efficace. En attendant, qu’est-ce qui coince et comment procéder ?
Faible avec les forts, fort avec les faibles
Le 27 février dernier, l’Ukraine a saisi la Cour internationale de justice ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme. Le 2 mars, le procureur de la Cour pénale internationale a ouvert une enquête sur les possibles crimes contre l’humanité et les crimes de guerre en Ukraine. Non seulement depuis l’actuelle invasion russe, mais aussi depuis le début du conflit, en 2013. Depuis, les images de massacres et les témoignages sur les exactions commises par des soldats russes s’accumulent. La justice internationale est donc déjà sollicitée, déjà active et déjà à même de documenter les exactions.
Et, il faut le reconnaître, c’est assez nouveau. Habituellement, cette justice ne se presse pas. Et son efficacité est, disons, assez discutée. Comme le notait récemment l’avocat Alain Werner, directeur de l’ONG suisse Civitas Maxima, « en vingt ans d’existence, la Cour pénale internationale n’a réussi à condamner qu’une poignée de seconds couteaux. Ce qui fait dire à beaucoup qu’elle est forte avec les faibles et faible avec les forts ».
De fait, tout récemment encore, en septembre dernier, la Cour pénale internationale a renoncé à tout enquête sur les tortures dans les prisons secrètes de la CIA. Autre exemple : en raison de l’opposition de la Russie, on n’a jamais pu créer un tribunal spécial pour la Syrie. Il y aurait pourtant de quoi faire…
Dans une tribune cosignée en 2018, le directeur exécutif de Human Rights Watch, Kenneth Roth, et l’ancien secrétaire général d’Amnesty International, Salil Shetty, dressaient une liste de critiques assez sévère, voire accablante. Selon eux, la Cour pénale internationale « pâtit de procédures interminables, d’enquêtes insuffisantes pour les affaires qu’elle a traitées à ses débuts, et d’une stratégie de choix des affaires qui ne correspond pas toujours à ce qui est le plus important pour les victimes ».
Comment réformer la justice internationale ?
En 2019, Human Rights Watch a fait des propositions pour une réforme de la Cour pénale internationale. La note pointe des problèmes très concrets.
L’ONG invite par exemple à élire « des juges dotés d’une réelle expérience des procès criminels », autrement dit des magistrats compétents, pas des copains que l’on recase. « Gérer les procédures de la Cour exige que les juges soient familiarisés avec les exigences de procès criminels complexes. » En creux, on comprend que ce n’est pas toujours le cas.
D’abord, le processus de sélection des juges repose sur des élections, donc des jeux politiques entre les États, comme pour n’importe quelle nomination dans une instance internationale : à toi le FMI, à moi la Banque mondiale. Des États s’arrangent entre eux et se renvoient l’ascenseur. Selon la note de Human Right Watch, « les États devraient se garder de pratiquer l’échange de voix, dans lequel deux États se promettent de soutenir réciproquement leurs candidats, avec très peu de considération pour les qualifications de ces personnes. »
Pour la nomination du procureur, « il est essentiel d’élire une personne extrêmement compétente, d’une moralité exemplaire, ayant une expérience pratique approfondie des affaires criminelles ainsi qu’une expérience de direction suffisante. » Là encore, on comprend en creux que ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, « les États ne devraient pas traiter l’élection du Procureur comme n’importe quelle élection à un poste au sein d’une organisation internationale. »
Tout n’est pas évidemment de la faute des juges et de leur processus de nomination, contaminé par les jeux politiques et géopolitiques. Comme le notaient Kenneth Roth et Salil Shetty , « la Cour doit lutter contre un manque de volonté politique de la part de gouvernements (…), en particulier quand il s’agit d’arrêter des suspects. »
Sans surprise, la CPI se heurte au sabotage de la part de toutes sortes de dictateurs, qui craignent de faire un jour les frais de la justice internationale. La tribune de 2018 pointait ainsi le retrait annoncé du Burundi et des Philippines. Autre cas : le Kenya, rappellent Roth et Shety, qui « a tenté d’orchestrer un retrait massif de pays africains ». A l’époque, la CPI essayait de poursuivre le président et le vice-président kenyans à la suite de l’élection contestée de 2007. On les soupçonnait d’avoir organisé des attaques contre les sympathisants de leur adversaire.
Des pistes pour progresser
Comment rendre la justice plus efficace, plus effective ? L’idée la plus forte, la plus simple aussi, c’est la création d’un tribunal spécial sur l’Ukraine. La demande est portée par Iryna Venediktova, procureure générale de son pays, et par l’ancien Premier ministre travailliste Gordon Brown. Pour juger un chef d’État, un tribunal spécial peut en théorie être plus efficace que la Cour pénale internationale, qui a tendance à s’enliser puis à céder sous les pressions étatiques.
Par exemple, en 2012, on a lourdement condamné l’ancien président du Liberia, Charles Taylor. Mais ces tribunaux d’exception peuvent être contestés. Sont-ils légitimes ? Clémence Bectarte, avocate de la Fédération internationale pour les droits humains, rappelle que pour le Rwanda ou l’ex-Yougoslavie, on a assis l’autorité de cette justice d’exception sur un vote du Conseil de sécurité des Nations unies…
Crime d’agression
L’avocat international Philippe Sands soutient l’idée d’un tribunal spécial sur l’Ukraine, mais il formule une proposition complémentaire. Alors que la Cour pénale internationale poursuit les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, il propose d’ajouter une troisième qualification pénale : le crime d’agression.
Comme il l’explique dans sa tribune au Monde, « la difficulté avec les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre est que vous devez montrer un lien direct entre l’acte qui équivaut au crime, et l’auteur. » S’il s’agit d’identifier un soldat, cela devrait être relativement facile. Mais quid de ses chefs ? Quid de leur commanditaire ? Quid de Poutine et de ses principaux collaborateurs, qui sont les vrais donneurs d’ordre ?
Pour Sands « en vous concentrant sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, vous allez vous retrouver dans sept ans avec des procès de personnes de niveau intermédiaire. Et la question principale, à savoir la conduite d’une guerre illégale, ne sera jamais jugée. » En somme, les enquêtes sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité pourraient aboutir à l’inverse de ce que l’on cherche : le principal intéressé échapperait à toute sanction, à tout procès, et même à toute poursuite.
À l’inverse « le crime d’agression est une affaire facile. L’acte d’accusation s’écrit tout seul. Il n’y a pas de difficulté de preuve. Ce n’est pas seulement la décision de faire la guerre, c’est la décision de continuer à la faire maintenant, même après que la Cour internationale de justice ait dit dans une décision juridique contraignante : arrêtez, retirez vos troupes. Chaque acte, chaque attaque, chaque bombe sur un théâtre avec 1 000 personnes à l’intérieur est un crime d’agression. »
La France et le Royaume-Uni, habitués aux interventions militaires, sont en réalité très réticentes à la reconnaissance de ce nouveau qualificatif pénal. On pourrait, par exemple, imaginer que Nicolas Sarkozy soit traîné en justice après l’intervention française en Libye, ou François Hollande pour le Mali. Mais cela ne décourage pas Sands. L’avocat l’affirme à propos de la Russie : « Je ne veux pas laisser ces gens s’en tirer à bon compte. »
Article publié dans le journal La Croix. (2022).
Article publié dans le journal Le Monde. (2022).
Article publié par Amnesty International. (2018).