24 mars 2022#40


Deuil, Covid, guerre… notre chagrin est-il une maladie ?



Le chagrin est-il une maladie ? Si vous êtes en deuil, faut-il appeler un médecin ? Oui, répond l’association des psychiatres américains, qui vient d’inscrire le « deuil chronique » dans la liste des troubles mentaux officiellement reconnue. Ce n’est pas seulement un tournant scientifique. C’est aussi un débat philosophique et un choix de société particulièrement importants aujourd’hui, en temps d’épidémie ou de guerre en Ukraine.

Qu’est-ce que le chagrin chronique ?  

Complicated grief, « deuil prolongé », « maladie du deuil » ou « chagrin chronique » : les traductions et les déclinaisons de ce concept américain peuvent varier. Mais la réalité qui se trouve derrière, nous la connaissons tous. Il peut exister une forme de chagrin à la fois particulièrement intense et inhabituellement persistante. Un deuil que l’on ne peut pas faire. Ou un chagrin dont on ne se défait pas.

C’est le cas notamment après la mort d’un enfant, après un décès accidentel. Ou encore chez certaines personnes âgées qui ont des pensées suicidaires longtemps après la mort d’un conjoint. Cela peut aussi être le cas après une rupture amoureuse.

Comme les Covid longs défient la médecine générale, les chagrins longs défient la psychiatrie. Ils ne sont pas toujours pris en considération. Ou alors, on les traite par des antidépresseurs. Or le deuil chronique n’est pas la dépression. C’est autre chose.

Le fait de repérer les deux éléments-clés, l’intensité du chagrin et sa persistance, permet peut-être de mieux prendre en compte un deuil qui n’en finit pas. Et éventuellement de le soigner.

Quand le deuil se complique

La vulgarisation des travaux d’Elisabeth Kübler-Ross marque notre vision du deuil. En 1969, la psychiatre d’origine suisse a théorisé la façon dont nous réagissons à l’annonce d’une maladie mortelle. Il y a d’abord le déni, puis la colère, le marchandage, la dépression, et enfin l’acceptation. Ces cinq étapes sont souvent vécues après l’annonce de toutes sortes de catastrophes, de la guerre en Ukraine aux problèmes de management.

Le deuil est censé parcourir ce cycle de Kübler-Ross en un ou deux ans. Mais cela fonctionne-t-il toujours comme ça ? Il existe évidemment d’autres modèles.

L’écrivain anglais C.S. Lewis voyait le deuil comme partie intégrante de l’amour. « Il n’est pas l’interruption du processus, mais l’une de ses phases ; pas l’interruption de la danse, mais la figure suivante. »

Autre possibilité, celle du deuil alternatif. Plusieurs phases se succèdent, positives ou négatives.  Nous sommes dans l’affliction, puis nous vivons normalement, puis nous éprouvons à nouveau de la tristesse avec une forte intensité.

Il n’existe donc pas de « normalité » en matière de deuil. Dès lors, pourquoi reconnaître le deuil chronique et pourquoi le médicaliser ?

L’épidémiologiste américaine Holly Prigerson a été parmi les premières à s’intéresser au chagrin chronique. Elle en a fait l’observation chez des personnes âgées, en fin de vie. Leur tristesse ne relevait pas des antidépresseurs.

En 1995, Holly Prigerson a publié un questionnaire qui identifiait le chagrin chronique comme un syndrome spécifique dont on peut en relever les symptômes.

Les complicated grievers, ceux qui vivent des « complications » du deuil, avec un « chagrin chronique », ce sont à peu près 4 % des personnes endeuillées. Les femmes, en particulier, ont le don de prendre soin des autres. Mais elles peinent à prendre soin d’elles-mêmes ou à accepter que d’autres les aident. Pourtant, il est difficile de surmonter son chagrin dans la solitude. Et plus difficile encore si notre entourage nous fait comprendre que nous devrions tourner la page. Le chagrin chronique se transforme alors en maladie honteuse.

À la suite de Holly Prigerson, la psychiatre américaine Katherine Shear a mis au point une « thérapie du chagrin chronique » . Celle-ci n’évacue pas le deuil. Au contraire, elle propose un long parcours de soin. La reconnaissance du chagrin chronique ne signifie pas que le deuil doit être raccourci selon certaines normes, mais que l’on peut relancer le processus quand celui-ci est à l’arrêt.

C’est dans ce but que Katherine Shear met en œuvre un programme de psychothérapie de seize semaines. Il s’inspire des techniques utilisées pour les victimes de traumatismes. En 2016, des essais cliniques ont montré que la méthode du docteure Shear donnait de bons résultats. Chez les patients souffrant d’un deuil intense, elle se montrerait plus efficace que les antidépresseurs. Ces résultats ont poussé à l’inclusion du nouveau diagnostic dans le manuel des psychiatres américains. Avantage : la psychothérapie du docteur Shear pourra faire école.

Le deuil, nouveau business

Mais évidemment, ce n’est pas si simple ! La reconnaissance du deuil prolongé et sa psychiatrisation sont l’objet d’un débat aux États-Unis depuis des années. Certains sont vigoureusement opposés au fait de classer le deuil parmi les troubles mentaux. Ils refusent que l’on « pathologise » un aspect fondamental de l’expérience humaine.

À la suite de Freud, nous avons l’habitude de considérer le deuil comme un « travail ». Il y a une série d’étapes à franchir. Si l’on n’y parvient pas, c’est anormal. Mais quelle est la normalité de ces étapes ? Qui la définit ? Au nom de quoi ? Quand le travail de deuil semble interrompu, faut-il à tout prix le relancer ?

L’existence même d’une pathologie demeure contestée. Steeves Demazeux, philosophe et historien des sciences estime qu’« aucun critère scientifique ne permet de dire quand un deuil est suffisamment long pour être pathologique ».

La décision de l’association des psychiatres américains ne met pas fin à la discussion. Mais qu’il s’agisse d’une affliction réelle ou d’une approximation scientifique ne change pas grand-chose d’un point de vue sociétal.

Dans les deux cas, nous franchissons une nouvelle étape de la médicalisation de notre vie privée. Elle se fait aux dépens de la prise en compte des rituels du deuil. La gratuité dans la compassion et l’attention à l’autre sont remplacées par le professionnalisme et le service. Une solution technicienne et médicamentée se substitue au traitement culturel et au soin spirituel.

L’inscription d’une pathologie mentale dans le DSM-5, le manuel des psychiatres américains, n’est pas qu’une question de science, un débat d’experts ou un choix de société. C’est aussi une question d’argent. Qui dit maladie, dit assurance et remboursement. Les médecins américains pourront donc facturer les compagnies d’assurance et les patients bien assurés être couverts.

De plus, comme le relève le New York Times, cette reconnaissance « ouvrira très probablement un flux de financement pour la recherche de traitements et déclenchera une compétition pour l’approbation des médicaments par la Food and Drug Administration. » Par exemple, le naltrexone, un médicament utilisé pour traiter la dépendance, fait déjà l’objet d’essais cliniques dans la thérapie du deuil.

Pour les entreprises pharmaceutiques, le deuil devient un nouveau business. On peut déjà le prévoir : peu à peu, le marché du « chagrin chronique » s’étendra à toutes sortes de deuils jusqu’ici considérés comme « normaux ».

Du Covid à l’Ukraine

Il n’en demeure pas moins que, sur le fond, le chagrin chronique est un vrai sujet. D’ailleurs, il ne concerne pas que des personnes isolées. La culpabilité des survivants et le deuil impossible se retrouvent après les guerres et les épidémies. La Syrie, l’Ukraine s’inscrivent aujourd’hui ou s’inscriront après demain dans ce sinistre paysage. Le décalage avec le reste de la société qui se reconstruit aggrave la solitude des personnes affectées…

En 2016, on a mené une étude sur les conséquences du virus Ebola, en Sierra Leone, au Liberia et en Guinée. Elle a mis en évidence les effets psychosociaux à long terme des épidémies.

Après avoir proposé il y a presque trente ans la grille de diagnostic du chagrin chronique, Holly Prigerson, évoque aujourd’hui les effets du Covid. « L’exposition à une telle quantité de morts à grande échelle est très perturbante pour la santé mentale. Les ingrédients d’une tempête psychologique sont réunis. » Mais le sentiment que le reste de la société a tourné la page peut aggraver le chagrin chronique. Lors des anniversaires des attentats, on évoque les victimes, on dépose des gerbes de fleurs. Mais la société est légitimement pressée de passer l’éponge. Et c’est à cela que servent les cérémonies.

Pour le psychiatre Alain Sauteraud, on oublie que de nombreuses personnes concernées sont affectées par « la maladie du deuil ». « Les discours commémoratifs sont terminés, les gerbes de fleurs sont fanées et la maladie du deuil n’est toujours pas reconnue par l’histoire. »



Article publié dans le magazine The Atlantic. (2016).

Article publié dans le journal The Guardian. (2022).

Article publié dans le journal Le Monde. (2018).

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