13 janvier 2022#30
États-Unis : la fin de la démocratie ?
La démocratie est-elle à l’agonie ? L’AntiÉditorial pose la question alors que nous entrons dans la campagne présidentielle. Mais ce n’est pas pour le plaisir. Oui, il y a des signaux inquiétants. Très inquiétants, même…
État d’alerte en Amérique
Thomas Homer-Dixon habite dans un coin tranquille, la Colombie-Britannique, dans l’ouest du Canada. Mais il n’aime pas ce qui se passe dans le pays voisin, les États-Unis. Il sonne même l’alarme à toute force. Le 31 décembre, il a publié un long article dans le grand quotidien anglophone de son pays The Globe and Mail. Et depuis, cet article fait le tour du monde.
Selon lui, il faut tout bonnement se préparer à la fin d’un régime que nous croyions solide comme le roc. Il le pense, « le système politique américain est fissuré ». D’ici 2025, « la démocratie américaine pourrait s’effondrer, provoquant une instabilité politique intérieure extrême, y compris une violence civile généralisée ». Et d’ici la fin des années 2020, un dictateur pourrait régner sur les États-Unis. L’assaut du Capitole par les partisans de Donald Trump, il y a tout juste un an, n’a pas été un épisode aberrant, un cauchemar. Il s’agirait plutôt d’une sorte de répétition générale, de tentative avortée.
On le sait, Trump prépare sa revanche. S’ils ne lui font pas allégeance, s’ils n’adhèrent pas au mythe des élections truquées, les responsables et les élus républicains sont systématiquement éliminés. L’enlisement de Biden n’arrange rien. Incapable de faire voter des réformes, il crée une énorme frustration. Les conditions d’un retour en force d’un trumpisme déchaîné sont déjà là, sur fond d’une grande méfiance contre la démocratie.
Thomas Homer-Dixon dirige un institut de recherche relativement peu connu. Mais il est un spécialiste des conflits violents. Pendant vingt ans, à l’Université de Toronto, il a piloté un centre d’études sur la paix et les conflits. Depuis des décennies, il publie des articles sur des sujets tous plus réjouissants les uns que les autres : la guerre, la révolution, la violence ethnique, voire les génocides et l’effondrement des sociétés. Or aujourd’hui, dit-il, « lorsque j’observe la crise qui se déroule aux États-Unis, je vois un paysage politique et social qui clignote, avec des signaux d’alarme ».
Dans la démocratie américaine, il y a des vices cachés. Depuis les origines, on se méfie du gouvernement. Il y a aussi les blessures de l’esclavage et de la ségrégation. Mais d’autres fissures sont apparues. En 1991, l’historien Arthur Meier Schlesinger Jr. publie The Disuniting of America. La « désunion de l’Amérique » qu’il évoque, c’est le multiculturalisme. La société commence à se fragmenter en minorités. Les problèmes actuels sont graves. L’insécurité économique à l’intérieur du pays… La croissance, qui se concentre dans une douzaine de métropoles… La crainte que la culture traditionnelle américaine soit effacée et que les Blancs soient « remplacés »… L’égoïsme et l’arrogance des élites… Enfin, Thomas Homer-Dixon, effaré, rappelle : « La population est armée jusqu’aux dents, avec environ 400 millions d’armes à feu dans les mains de civils. » 400 millions !
Le Canadien n’est pas le seul à s’inquiéter. Non ! Dès 2017, un commentateur politique américain, David Frum, exprimait ses doutes. Aujourd’hui, il le constate : le trumpisme se transforme sous nos yeux en quelque chose qui ressemble au fascisme, ou au moins au péronisme latino-américain du siècle dernier. En particulier, il souligne deux traits qui sont ceux du fascisme : le mépris du droit et le culte de la violence. Sachez-le, Frum n’est pas un gauchiste mais un néoconservateur, et même un ancien collaborateur de George W. Bush, dont il écrivait certains discours.
Dans le New Yorker, c’est David Remnick qui pose la question : « Allons-nous vers la guerre civile ? » Un livre vient de paraître aux États-Unis. Il est signé par une ex-conseillère de la CIA, Barbara F. Walter. Son titre : Comment les guerres civiles commencent. Les États-Unis aimaient à se considérer comme des modèles de démocratie. Désormais, pour comprendre où va ce pays, mieux vaut regarder du côté de l’ex-Yougoslavie que de la Suisse, du Salavador que du Costa Rica. Les « accélérationnistes » veulent précipiter le pays dans le chaos. Attentats, assassinats d’opposants, guerre dissymétrique : voilà un riant avenir !
Et chez nous ?
Paris, c’est Washington et Washington, c’est Paris ? L’AntiÉditorial ne dit pas ça. Mais lisez un des essais de la rentrée, Le Chaos de la démocratie américaine, de Ran Halévi, qui paraît dans la collection Le Débat chez Gallimard. L’auteur en est convaincu : s’interroger sur la démocratie américaine, c’est « immanquablement » s’interroger sur la démocratie elle-même. Car « ses penchants et ses dérives, tôt ou tard, abordent nos rivages ». L’Amérique, donc, c’est la France de demain.
Déjà, les maux sont les mêmes. Voyez, d’un côté, « le populisme dans sa variante illibérale », en somme l’extrême droite. Voyez, de l’autre, « la révolution identitaire, différentialiste, racialiste », disons l’extrême gauche. L’une et l’autre « défient la démocratie » et monopolisent le débat politique.
D’ailleurs, chez nous aussi il y a des signaux inquiétants. « La situation se dégrade continûment », estimait Brice Teinturier, spécialiste de l’opinion publique. C’était en 2018.
Par exemple, quand on demande aux gens s’ils pensent que d’autres systèmes politiques seraient aussi bons que la démocratie, les résultats font un peu froid dans le dos.
Selon une enquête réalisée en 2018, 44 % de ceux qui vivent dans les communes de moins de 2 000 habitants le pensent. Et aussi 46 % des jeunes de 18 à 35 ans. Et encore 58 % de ceux dont les revenus sont inférieurs à 1 200 euros. La démocratie, les plus ruraux, les plus jeunes et les moins riches sont nombreux à ne plus y croire.
Un problème mondial
Le dernier rapport annuel de The Economist sur l’état de la démocratie dans le monde est alarmiste. Il relève une « détérioration significative ». Elle s’explique en grande partie, mais pas uniquement, par les restrictions aux libertés individuelles et civiles imposées par les gouvernements pour lutter contre le coronavirus. Il est vrai que ce rapport est assez radical, très exigeant, ou si l’on veut très libéral. La France, par exemple, est désormais dégradée au rang de « démocratie imparfaite ».
Soit. Mais un autre rapport international, réalisé par un think tank suédois, alerte lui aussi sur l’érosion de la démocratie au cours de ces dernières années. En cinq ans, le nombre de démocraties dans le monde est passé de 104 à 98. Le recul est surtout marqué en Afrique.
Terminons pourtant sur une note positive. Si l’on prend une échelle plus large, on voit qu’en 1975, 38 % de la population mondiale vivait dans un régime démocratique. En 2020, la proportion s’élève à 57 %. Le think tank suédois relève en outre deux indices de vitalité. Ces dernières années, tout d’abord, des mouvements pro-démocratiques ont bravé la répression dans le monde entier. Des mouvements sociaux mondiaux ont vu le jour pour lutter contre le changement climatique, le sexisme ou le racisme. Deuxième constat optimiste : malgré la pandémie, les élections ont pu se tenir dans la plupart des démocraties. En somme, les années 1990 ont été un sommet, mais nous ne sommes pas du tout au fond du gouffre.
Article publié dans le journal Le Monde. (2018).
Article publié dans le magazine The Atlantic. (2021).
Article publié dans le magazine The New Yorker. (2022).