31 mars 2022#41


La guerre en Ukraine est-elle bonne pour le climat ?



La guerre en Ukraine peut-elle aider à lutter contre le réchauffement climatique ? Poser cette question semble étrange, voire carrément cynique. Mais pour le philosophe Pierre Charbonnier, c’est du sérieux. L’heure est à une nouvelle alliance entre la climatologie et la stratégie. Sauver l’Ukraine et sauver le climat, c’est un peu la même chose. L’AntiÉditorial vous explique cette thèse et pourquoi elle est sérieuse.

L’écologie de guerre  

Pierre Charbonnier est philosophe, chargé de recherche à Sciences Po, plus exactement au Centre d’études européennes et de politique comparée. Il n’est donc ni géopoliticien ni spécialiste du monde slave. Mais son point de vue sur le conflit avec la Russie est néanmoins intéressant. Car derrière tout affrontement stratégique, il y a des idées politiques qui s’entrechoquent. Et toute guerre suscite des alliances inattendues.

Dans une tribune publiée par le média en ligne Le Grand Continent, Pierre Charbonnier annonce donc la naissance de « l’écologie de guerre ». 

Qu’est-ce que l’écologie de guerre ? C’est l’idée que « dans le contexte d’une agression militaire conduite par un État pétrolier contre l’un de ses voisins à des fins de consolidation impériale », la sobriété énergétique devient une arme. Ou, si l’on veut parler moins martialement, elle devient une voie « de résilience ». Un instrument de défense passive.

Pour Charbonnier, « la sobriété, dans le cadre de l’écologie de guerre naissante en Europe, permet de faire d’une pierre deux coups en alignant l’impératif de coercition à l’égard du régime russe et l’impératif de réduction des émissions de gaz à effet de serre. »

L’arme économique vise la Russie au portefeuille. Il faut arrêter de financer la guerre, contrairement à ce que nous continuons à faire en achetant du gaz russe. C’est une action de bon sens et de court terme.

Mais l’arme économique se veut aussi écologique. Et le second coup a une plus longue portée que le premier. Pour Charbonnier, il faut « atteindre la logique même de l’économie politique de cet État pétrolier et gazier tout en donnant un nouvel élan aux plans de réorientation énergétiques européens. » L’écologie politique était, jusqu’ici, très peu intéressée par les questions de souveraineté et de défense. Elle était même plutôt internationaliste et pacifiste. L’hostilité au nucléaire, tant civil que militaire, faisait partie de son noyau culturel. Cette écologie de paix est bousculée par le retour de la guerre. « L’écologie de guerre » marque un tournant conceptuel important. Elle assume un paradoxe idéologique.

Citons encore Charbonnier : « Les principes de l’écologie politique ne sont pas simplement ajustés au temps de la guerre, ils sont redéfinis et subordonnés à l’impératif de conduite de la guerre, intégrés dans une logique de confrontation dans laquelle l’ennemi est à la fois la source de la déstabilisation géopolitique et le détenteur de la ressource toxique. L’écologie de guerre émerge ainsi comme l’héritière historique et le relais idéologique de l’économie de guerre. »

D’ailleurs, regardez ce qui se passe en Allemagne : c’est une coalition de gauche qui a décidé d’augmenter les dépenses militaires. Pourtant, historiquement, les Verts allemands sont de tradition pacifiste et les sociaux-démocrates hostiles au réarmement. En France, Yannick Jadot, la candidat écologiste à la présidentielle, suit un peu le même chemin. On peut résumer sa position en une formule un peu provocatrice : moins de gaz pour l’Europe et plus d’armes pour l’Ukraine.

Les « radicaux du climat », en principe, sont plutôt des jeunes gens de sensibilité pacifiste. Mais avec la guerre en Ukraine, le vol des colombes écolos converge avec celui des faucons militaires. Si notre dépendance aux hydrocarbures devient vulnérabilité stratégique, l’éolienne devient une arme aussi importante que le missile. La souveraineté de l’Europe est en jeu.

Une nouvelle guerre du pétrole ?

Optimisme ? Cynisme ? Pragmatisme ? Depuis sa création voici presque un an, L’AntiÉditorial poursuit la même ligne : il n’est pas là pour juger les idées des autres, mais pour les comprendre et pour les expliquer, si possible sans parti pris.

Les arguments de Charbonnier peuvent toutefois être discutés.

D’abord, vous l’avez sûrement remarqué : en pleine campagne présidentielle, la question climatique s’est trouvée reléguée au second plan par l’invasion russe. Il est vrai que la campagne française a elle-même été étouffée par la guerre en Ukraine.

Contrairement à Charbonnier, Bruno Villalba, professeur de science politique à AgroParisTech, estime que « la guerre en Ukraine contribue à reléguer la question de l’écologie ». Le rapport annuel du GIEC a été publié juste après le début de l’offensive russe. L’attention médiatique était donc ailleurs. Sans surprise, le rapport n’a eu que peu d’écho, en dépit de son contenu alarmiste.

Aux États-Unis, la tension entre l’Europe et la Russie est carrément vue comme une opportunité. C’est l’occasion de prendre des parts de marché à un concurrent jusque-là trop puissant. L’American Petroleum Institute tente de profiter de la crise pour pousser ses intérêts. Pour le lobby américain des industries pétrolières, les États-Unis doivent « promouvoir la production et le leadership de l’Amérique en matière d’énergie, et envoyer un signal clair au monde que notre nation développera et utilisera nos abondantes ressources énergétiques. »

Alors que les plans de Biden pour la transition écologique sont enlisés au Congrès, voire carrément condamnés, le lobby des hydrocarbures est à la fête. Rappelons que les États-Unis sont déjà le premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié. Couper les gazoducs, c’est favoriser l’essor de ce marché.

L’Agence internationale de l’énergie, qui fait partie de l’OCDE, a formulé dix recommandations pour réduire notre dépendance au gaz russe. Bien sûr, beaucoup vont dans le sens de la lutte contre le réchauffement climatique et peuvent relever de « l’écologie de guerre ». Par exemple, l’incitation à développer l’éolien et le solaire. Ou l’invitation à réduire notre consommation en baissant notre thermostat. Mais d’autres sont plus ambiguës. Une des dix propositions de l’IEA, en particulier, devrait satisfaire les Américains. C’est l’invitation à rechercher des « sources alternatives » au gaz russe.

Naguère, pour évoquer les conflits au Proche-Orient, on parlait de « guerre du pétrole ». Aujourd’hui, la spécialiste ukrainienne du climat, Svitlana Krakovska, estime que l’invasion de son pays marque « une guerre des énergies fossiles ». Alors qu’elle est terrée à Kiev sous les bombes avec ses quatre enfants, la scientifique gamberge. Et elle finit par tracer un parallèle entre son expertise scientifique et son expérience humaine. Pour elle « il est clair que les racines de ces deux menaces pour l’humanité se trouvent dans les combustibles fossiles. »

Svitlana Krakovska le rappelle : « La combustion du pétrole, du gaz et du charbon provoque un réchauffement et des impacts auxquels nous devons nous adapter. Et la Russie vend ces ressources et utilise l’argent pour acheter des armes. Les autres pays sont dépendants de ces combustibles fossiles, ils ne s’en libèrent pas. C’est une guerre contre les combustibles fossiles. Il est clair que nous ne pouvons pas continuer à vivre de cette façon, cela va détruire notre civilisation. »

Hélas, la lutte contre le réchauffement climatique suppose a minima une bonne collaboration entre les gouvernements, une volonté commune. Dans le contexte actuel, avec la nouvelle partition du monde qui se dessine, la Russie et la Chine d’un côté, les États-Unis et l’Europe de l’autre, disons que cette collaboration ne semble pas tout à fait acquise… Ce n’est pas demain que Biden et Poutine s’assiéront à la même table pour discuter de l’avenir de notre planète.



Article publié dans le journal La Croix. (2022).

Article publié dans le journal The Guardian. (2022).

Article publié dans le journal Le Monde. (2022).

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Crédits photos : © Stéphane Grangier. @ Tino. © JT Jeeraphun & artjazz/ Adobe Stock @ Tino