10 mars 2022#38


La mondialisation est-elle morte en Ukraine ?



Depuis quelques années, de nombreux signes montrent que la mondialisation est en crise. Mais l’invasion russe de l’Ukraine est peut-être en train de lui porter le coup de grâce… La triste expérience de la Première Guerre mondiale aurait dû nous alerter. Les flux économiques et financiers n’empêchent pas les guerres, mais les guerres entraînent le repli sur soi.

De la paix à la guerre  

Dans La Grande illusion, publié en 1910, l’essayiste britannique Norman Angell juge une guerre mondiale impossible. Avec le bateau à moteur et le téléphone, on est tous en contact les uns avec les autres, et on a mieux à faire qu’à se taper dessus. La prospérité rend l’agressivité absurde. Penser résoudre les conflits par la guerre est une grande illusion, les économies sont trop interdépendantes.

Le livre est un best-seller international, et d’ailleurs tout semble lui donner raison. Les exportations représentent 15 % du PIB français en 1914. Notre économie est de plus en plus ouverte sur le monde. Vous connaissez, hélas, la suite. La Première Guerre mondiale éclate. La thèse sur les effets pacifiants de la mondialisation est cruellement battue en brèche.

Norman Angell, dont le nom évoque assez curieusement l’angélisme, recevra quand même le prix Nobel de la Paix en 1933. Mais il faudra attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour qu’une nouvelle mondialisation arrive. Après deux guerres mondiales que la logique économique n’a pas empêchées.

Un chroniqueur économique du Figaro, Jean-Pierre Robin, fait le parallèle, plutôt sinistre, entre notre situation et celle de 1914. Mais il remarque que tout n’est pas à mettre sur le dos des Russes. Les coups de boutoir dans le libre-échange ne datent pas de l’invasion de l’Ukraine. Depuis des années, aux États-Unis comme en Europe, on critique les grands traités qui suppriment les barrières douanières. On dénonce la libre-circulation des capitaux, le dumping social et la naïveté des gouvernants qui laissent disparaître des pans entiers de notre économie.

Dès 2018, Donald Trump revendique la « guerre commerciale » avec la Chine. Le président américain relève alors de 3,1 % en moyenne à 19,3 % les droits de douane. Or, note Jean-Pierre Robin, « l’administration Biden n’a rien changé, et pour cause : la guerre commerciale et technologique vis-à-vis de la Chine est le seul consensus entre démocrates et républicains»

Il faudrait rappeler aussi deux autres faits majeurs : le krach de 2008, et ce petit événement que nous semblons presque sur le point d’oublier, le Covid-19. La pandémie a marqué un coup d’arrêt brutal aux échanges, aux déplacements. En somme, nous franchissons aujourd’hui, avec l’invasion de l’Ukraine, une troisième étape, encore plus décisive que celle de 2008 et de la pandémie.

Nicolas Baverez, éditorialiste économique du Point, en est convaincu : « La mondialisation est définitivement morte. » Les principes qui la fondaient ne tiennent plus. Souvenez-vous ! La mondialisation « reposait sur l’ouverture des frontières, la financiarisation et l’interconnexion des économies, les progrès de la société ouverte. L’espoir d’une paix construite sur l’intensification du commerce et l’intégration des sociétés n’a plus cours. » Comme en 1914, en somme…

Dans un premier temps, « les démocraties occidentales ont perdu la mondialisation après l’avoir inventée, en cédant à la facilité des dividendes de la paix, de l’économie de bulle et des mirages du monde virtuel. » Dans un deuxième temps, nous n’avons plus « d’autre choix que de gagner la guerre économique. »

L’axe anti-dollar

Un des signes de cette démondialisation tragique, c’est ce qui arrive au dollar. Le billet vert demeure la principale monnaie de réserve. Bourses, marchés des matières premières, commerce international, grandes institutions financières… les flux internationaux reposent encore largement sur le billet vert. Or, un « axe anti-dollar » est en préparation depuis des années. C’est ce que rappellent deux jeunes chercheurs, Zongyuan Zoe Liu et Mihaela Papa, dans un article de la revue Foreign Affairs.

« Dé-dollariser » l’économie ? Les Russes y travaillent depuis au moins une décennie. Gazprom Neft, leur troisième producteur de pétrole, exporte en yuans vers la Chine depuis 2015. Rosneft, la plus grande société pétrolière et gazière, exporte en euros depuis 2019. La monnaie européenne est déjà le principal vecteur des échanges entre la Chine et la Russie.

Le même effort de dé-dollarisation est mené dans le champ financier. Depuis 2018, la Banque de Russie a réduit considérablement la part des dollars dans ses réserves de change. Elle a acheté plutôt de l’or, des euros et des yuans. Elle a également vidé une grande partie de ses réserves d’obligations du Trésor américain. Les crypto-monnaies sont aussi des instruments de contournement du dollar.

Surtout, le gouvernement russe a anticipé de possibles sanctions. Il a lancé des infrastructures financières parallèles. En somme, il a préparé le moment où le pays serait exclu du système interbancaire SWIFT ou des réseaux de cartes de crédit Visa et Mastercard. Le SPFS est la version russe de SWIFT. Il fonctionne au moins depuis 2017, et transmet des messages de transaction dans n’importe quelle devise.

Les initiatives de Moscou ne sont pas isolées. La Russie a travaillé avec d’autres pays pour réduire la domination du dollar. Selon Foreign Affairs, la détérioration des relations entre la Chine et les États-Unis « incite Pékin à se joindre à Moscou pour construire un système financier mondial crédible qui exclut les États-Unis. Un tel système attirera les pays soumis à des sanctions américaines. (…) Le désir partagé de réduire la dépendance au dollar a renforcé les relations entre la Russie et la Chine. Les échanges bilatéraux de devises entre les deux banques centrales ont aidé la Russie à contourner les sanctions ».

Avec la guerre en Ukraine, ce mouvement pourrait s’accentuer. Il réduira d’autant le pouvoir géopolitique du dollar. Car les sanctions économiques et financières sont comme toutes les armes : elles sont efficaces jusqu’au moment où l’adversaire trouve la parade. Un système financier alternatif qui inclurait tous les ennemis ou les rivaux des États-Unis, ça commence à faire beaucoup de monde. Surtout si la Chine en est le leader. Pour Zongyuan Zoe Liu et Mihaela Papa, « ces coalitions représentent une menace à long terme pour le rôle prépondérant du dollar dans le commerce international et, par conséquent, un défi pour le leadership mondial des États-Unis. »

Une mondialisation par blocs

La fin de la mondialisation, ce n’est donc pas la fin des échanges internationaux. Ce n’est pas le choix de l’autarcie, sauf en Russie. C’est la constitution de ce que Baverez appelle « des sphères d’influence largement fermées ». Disons la sphère chinoise englobant la Russie et s’étendant jusqu’en Afrique, la sphère américaine, et peut-être la sphère européenne si l’Union se réveille.

À l’intérieur de ces sphères commerciales, énergétiques, technologiques, et culturelles, l’échange demeure. Mais la sécurité et la souveraineté économiques deviennent des priorités. La planification fait son retour. On entre dans « une économie de guerre conçue pour résister aux menaces sur l’accès à l’énergie et aux matières premières, aux frappes sur les infrastructures essentielles ou aux cyberattaques ».

En somme, les consommateurs étaient les grands gagnants de la mondialisation, les États souverains les grands perdants. Les consommateurs ont perdu le pouvoir. La souveraineté est de retour. L’Europe, en particulier, est contrainte de retrouver son indépendance technologique, industrielle, énergétique et alimentaire. Agriculture, gaz, numérique… il faut tout revoir. Pour sauver la société ouverte, il faut la refermer. Alors qu’il se prépare à être largement réélu, le libéral Macron se fera certainement le champion de ce nouveau protectionnisme…



Article publié dans le magazine Le Point. (2022).

Article publié dans le journal Le Figaro. (2022).

Article publié dans la revue Foreign Affairs. (2022).

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Crédits photos : © Stéphane Grangier @ Tino @ AdobeStock