22 avril 2021#1
Le budget genré : gadget ou progrès ?
Bonjour,
et bienvenue dans L’AntiÉditorial. C’est le premier épisode, alors forcément nous sommes un peu stressés, mais surtout très heureux de vous savoir déjà au rendez-vous ! Le sujet de cette semaine : faut-il passer toutes les dépenses publiques au crible de l’égalité entre les hommes et les femmes ? On compte sur votre avis…
Il y a quelques semaines, alors que nous préparions le lancement de L’AntiÉditorial, le stress commençait à monter dans notre petite équipe. Quel sujet allions-nous traiter ? Comment alliez-vous recevoir ce premier épisode ? C’est le moment où j’ai vu passer une info qui, je l’avoue, m’a d’abord laissé un peu perplexe.
À Lyon, la nouvelle municipalité écologiste venait d’annoncer que son premier budget serait « genré ». Autrement dit, que toutes les dépenses publiques passeraient au crible de l’égalité hommes-femmes. L’info a fait le buzz, les réseaux sociaux se sont agités, on s’est énervé ou on a applaudi. Mais en fait, on ne nous a pas vraiment expliqué le fond des choses. Voilà donc un vrai bon sujet pour le premier numéro de L’AntiÉditorial. Après tout, c’est le but de ce nouveau média : écarter les postures idéologiques, regarder de plus près les idées. Sans filtre.
Alors, d’abord, qu’est-ce que c’est,
un « budget genré » ?
Commençons par le plus simple. Disons qu’il s’agit d’un budget qui favorise l’égalité entre les hommes et les femmes. Mais c’est tout à fait différent du simple financement de campagne pour promouvoir l’éducation à l’égalité dans les carrières ou les salaires, ou le respect entre filles et garçons. L’idée est de s’assurer que l’argent public, celui de l’État ou celui de votre commune, bénéficie autant aux hommes qu’aux femmes. Dans la cour de récréation, un euro pour les garçons, un euro pour les filles ! Même chose en matière de subventions aux associations. C’est ce qu’a expliqué Nadège Noisette, l’adjointe aux finances de Rennes, dans une interview à Ouest-France. Par exemple, quand une ville donne de l’argent à un club de foot, il y a des chances que cette somme bénéficie surtout aux hommes.
Dès lors, il s’agit d’attribuer autant d’argent, autant d’équipements et autant d’espaces publics à la pratique de sports féminins. En réalité, c’est même encore plus vaste. Car avant de distribuer de l’argent, on en collecte par les impôts. Est-ce que la politique fiscale compense les inégalités entre les hommes et les femmes, oui ou non ? Prenons encore un exemple : selon l’Observatoire des inégalités, dans 85 % des familles monoparentales, le seul parent est la mère, et ces familles sont nettement plus pauvres que la moyenne. Dès lors, quelle va être la règle en matière de quotient familial, pour l’accès à des services municipaux comme la piscine, ou le tarif des tickets de cantine ?
C’est nouveau ?
Comme souvent, l’idée neuve s’avère une idée d’importation. La France n’est pas un pays pionnier. Le budget genré a déjà fait pas mal de chemin, en particulier dans de nombreux pays européens, au Canada, et même au Maroc ou en Inde. En Autriche, c’est une obligation constitutionnelle, à tous les niveaux, du gouvernement aux collectivités locales en passant par les Länder, et ce depuis 2008.
Je pourrais vous citer aussi de savants rapports un peu partout dans le monde. Ou, moins austère, un petit dessin animé produit par le gouvernement islandais, très sympa, sur fond d’orgue de barbarie et de bêlements de moutons. Ce dessin animé donne un exemple concret : les politiques publiques en faveur du vélo sont conçues pour les besoins des hommes, qui se déplacent sur de plus longues distances que les femmes. Les premiers ont besoin de pistes cyclables, les secondes d’aménagements de proximité, autour de la maison, pour descendre du trottoir ou aller chercher les enfants à l’école sans danger.
Mais revenons chez nous…
En France, c’est Marlène Schiappa qui a donné à ce sujet sa dimension politique, et l’a inscrit pour la première fois dans le débat national. En 2017, la jeune secrétaire d’État d’Édouard Philippe, alors chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, avait annoncé une expérimentation. Entre-temps, elle est devenue ministre déléguée chargée de la Citoyenneté dans le gouvernement Castex. Je lui ai demandé comment cela s’était passé à l’époque. « Il y a eu des difficultés », reconnaît-elle. Tenez, voici sa réponse : « Quand je l’avais annoncé en 2017, j’ai été vraiment vilipendée par la quasi-totalité des médias. On a dit que j’étais en train d’inventer un nouveau truc, on m’a traitée de « féministe radicale »… alors qu’en fait, c’est dans la loi depuis 2014 et beaucoup d’autres pays mettent en œuvre des budgets genrés. »
Du coup, apparemment, l’Élysée et Matignon ont un peu tiqué…
« En politique, on s’intéresse aux ressentis des gens, à ce qui se dit sur ce qu’on fait. Et quand quinze articles de presse affirment que « Marlène Schiappa est une féministe trop radicale » et qu’elle a inventé un nouveau truc qu’elle veut imposer à notre sacro-saint budget… au bout d’un moment, oui, à Matignon et à l’Élysée, on m’a posé la question. C’est quoi exactement ? Es-tu sûre de vouloir vraiment le faire ? Qu’est-ce qu’on répond aux gens inquiets ? Attention, le concept de genre, c’est un concept inflammable… On l’a donc fait, mais avec des garanties. »
J’ai demandé à Marlène Schiappa si le budget sensible au genre, c’était une idée de gauche. Après tout, elle est censée incarner, avec d’autres, l’aile gauche du macronisme. Elle m’a répondu ceci :
« C’est une idée hybride. Certes, historiquement, on a tendance à dire que le féminisme serait de gauche. Ce qui d’ailleurs pose question. Vous vous rappelez que la loi sur l’IVG, ce n’est pas un gouvernement de gauche qui l’a passée. On peut rappeler que la loi Copé-Zimmermann sur la parité n’a pas non plus été portée par un gouvernement de gauche. En fait, entre la droite et la gauche… je pense que les deux ont des bilans efficaces pour les droits des femmes. Je dirais que c’est une idée progressiste, en tout cas, une idée moderne… et peut-être une idée en marche ! »
Notons que l’Australie a été pionnière, dès 1983, sous un gouvernement travailliste. Mais un gouvernement conservateur, celui de Tony Abott, a abandonné le budget genré en 2013. Il se trouve que depuis pas mal d’années, ce pays a tendance à reculer dans certains classements internationaux qui mesurent l’égalité hommes-femmes, où la France ne se trouve d’ailleurs jamais en position de leader.
Une idée agricole
Un détail étonnant : en France, c’est le ministère de l’Agriculture qui s’est porté volontaire pour piloter l’expérimentation. Je ne sais pas si ce ministère est réputé pour être à la pointe du féminisme. Mais toujours est-il qu’il se déclare « pionnier en expérimentant un budget sensible au genre » ! Françoise Liébert, la haute fonctionnaire en charge de l’égalité des droits femmes-hommes et de la diversité, expliquait tout récemment que cela a permis de soulever quelques lièvres.
Par exemple, les aides à l’installation de jeunes agriculteurs bénéficient davantage aux jeunes hommes qu’aux jeunes femmes. Pourquoi ? Parce que celles-ci entrent plus tardivement dans le métier, souvent dans le cadre d’une reconversion professionnelle. Or, nombre d’entre elles se heurtent alors à des plafonds d’âge ou à des exigences de qualification technique qui les empêchent de bénéficier de ce coup de pouce financier dont elles ont particulièrement besoin.
Et dans les villes, alors ?
En réalité, Rennes ou Lyon ne font qu’appliquer de façon un peu systématique ce à quoi les pousse déjà la loi du 4 août 2014 « pour l’égalité réelle entre femmes et hommes ». Son article 61, en particulier, demande que les communes de plus de 20 000 habitants présentent, avant le débat et le vote du budget, un rapport « relatif à leurs actions en faveur de l’égalité ». Marlène Schiappa, qui n’est pourtant pas naïve, m’a d’ailleurs confié son étonnement, trois ans à peine après le vote de la loi, quand elle a découvert que beaucoup d’élus locaux en ignoraient l’existence ou feignaient de l’ignorer.
Depuis quelques années, il y a tout de même eu des tentatives dans les collectivités locales. Mais appliquées à certains domaines seulement, ou mises en œuvre dans des villes plus petites. En 2017, par exemple, la municipalité de Brest lançait une forme d’audit de son secteur culturel. Quels emplois occupent les femmes dans les services municipaux ? Elles y sont majoritaires et occupent très largement des postes de direction, mais elles restent très minoritaires sur les scènes de spectacle. En 2019, c’est le maire communiste de Montreuil, Patrice Bessac, qui déclarait que dans le secteur de la jeunesse et des sports, « chaque euro investi doit pouvoir bénéficier à partie égale, aux femmes et aux hommes ».
Avec Lyon et Rennes, on change d’échelle. Lyon est la deuxième ville de France, avec une enveloppe de 700 millions d’euros allouée au « budget genré ». Et on passe à l’action, puisque le budget municipal de Lyon a été voté le 25 mars, celui de Rennes le 30. Mais quand on regarde dans les détails, on en reste encore à l’expérimentation et à l’audit, en particulier à Rennes.
« La première étape est de travailler sur les aides aux associations en mettant en place des indicateurs sur le nombre d’hommes et de femmes visés par ces subventions », détaille ainsi Nadège Noisette, l’adjointe aux finances de Rennes, à Ouest-France. Cette stratégie « vise à mieux identifier la part de la dépense publique sur l’égalité et la manière dont telle ou telle action bénéficie assez inégalement aux hommes ou aux femmes. Il ne s’agit pas de conditionner l’aide budgétaire, mais d’avoir une mesure de l’impact de la dépense sur les différentes catégories ». En clair, l’affichage politique est hyper volontariste, l’action publique nettement plus graduelle.
Pourquoi c’est un levier ?
Mais, me direz-vous, un rapport, une étude, un audit, ce sont des mots, des chiffres, et pas encore des décisions. Et s’il n’y a pas d’obligation légale à passer à l’action, ça ne sert à rien. En tout cas, au-delà du déclaratif et de l’expérimental, est-ce que cela est vraiment mis en œuvre ? Est-ce que c’est réellement aussi efficace qu’on l’espère ? Malgré son titre alléchant affirmant que le budget genré pourrait réduire les violences conjugales et améliorer la condition des femmes, une étude sur la mise en œuvre de ces budgets dans nombre des États fédéraux qui composent l’Inde donne des résultats mitigés, voire carrément décevants. Donc, prudence !
Oui mais, à l’inverse, un budget, c’est du solide, du dur. Un budget, c’est ultra concret, car on touche au portefeuille. On n’est plus dans le débat sociétal ou la campagne médiatique. On bascule au niveau de l’économie. En d’autres termes, c’est un outil qui, s’il prend vraiment force légale, peut devenir puissant. Et ce n’est pas seulement technique, c’est aussi très politique. Car un budget, dans une famille comme dans une ville, c’est l’attribution concrète de ressources rares. C’est ce qu’explique d’ailleurs un guide pratique à l’usage des collectivités territoriales, édité par un organisme parapublic d’Île-de-France, le centre Hubertine-Auclert.
Dans les faits, l’égalité hommes-femmes, ce sont de microscopiques décisions. Dans le 12e arrondissement de Vienne (Autriche), par exemple, une étude a montré que les cimetières étaient fréquentés par 71 % de femmes et 60 % de personnes âgées. Mais pour porter un arrosoir jusqu’à la tombe de la famille, mieux vaut être un jeune homme costaud. La municipalité autrichienne a donc multiplié les points d’eau et inventé de petits chariots pour que ces femmes âgées puissent porter l’arrosoir. Cet exemple vous paraît un peu tiré par les cheveux, ou tout simplement dérisoire ? Au niveau local, c’est peut-être d’abord cela, une politique publique.
D’ailleurs, figurez-vous que c’est le problème que rencontre une personne de ma famille dans son petit village depuis la mort de son mari. La tombe de celui-ci est située à l’autre bout du cimetière… Aucun problème pour quelqu’un de mon âge, mais le point d’eau est trop loin pour cette dame âgée qui vient très souvent arroser ses fleurs. À l’échelle d’une petite commune, aux moyens limités, la question pourrait être : « faut-il subventionner l’association de chasseurs ou installer un second point d’eau tout en haut du cimetière ? » Autrement dit, le budget sensible au genre oblige à réexaminer toutes les politiques publiques, des plus grandioses à celles qui semblent les plus insignifiantes. En cela, c’est paradoxalement une idée extrêmement puissante. Et à mon avis, ce n’est donc pas seulement un effet de mode…
Reste une question
L’autre question est de savoir si la même méthode ne pourrait pas être appliquée à d’autres priorités politiques, par exemple un budget « socialisé » pour que les politiques publiques ne favorisent pas ceux qui comptent déjà parmi les plus nantis. Ou un budget « générationné » pourrait vérifier qu’une politique municipale, par exemple, ne favorise pas les retraités, qui ont plus tendance à voter que les étudiants et que l’on peut donc avoir tendance à cajoler. Ou un budget « sensible au logement », qui donne accès à autant de prestations à une personne de la rue qu’à quelqu’un qui habite chez lui.
Le fait que l’on ne parle que de « budget sensible au genre » et pas de « budget sensible aux pauvres », ou de « budget sensible aux quartiers populaires », ou encore de « budget sensible aux familles », montre à quel point les rapports hommes-femmes ont absorbé la question sociale, plaçant au second rang les enjeux de redistribution qui ont longtemps été le grand combat de la gauche.