14 octobre 2021#20
Le consentement va-t-il tuer le sexe ?
Une idée s’est imposée : pas de sexe sans consentement. Bien sûr, me direz-vous ! Et pourtant, certaines féministes ne sont pas complètement d’accord. Le consentement va-t-il tuer le sexe ? Ou va-t-il sauver les rapports entre les sexes ?
Consentir, c’est quoi ?
Lors d’un mariage, les futurs époux échangent leur consentement. Sans l’accord de chacun des deux, le mariage est nul. Consentir, c’est être d’accord et le manifester. En matière de sexe, c’est dire que l’on veut bien. Plus concrètement, c’est accepter tel ou tel geste, telle ou telle pratique.
Cette notion a pris de l’importance avec le mouvement #MeToo. Et même avant – vous vous rappelez certainement l’affaire DSK. Mais ce n’est pas la seule raison. Certains parlent du « sexe Tinder », du nom de l’application de rencontre. Si deux personnes se retrouvent dans un but uniquement sexuel, alors on peut dire qu’elles échangent des services. Des services sexuels gratuits, mais des services. « Où est le mal à se faire du bien tant qu’il y a consentement ? », estime la très sérieuse Libre, en Belgique. On n’est plus dans l’amour romantique, on est quasiment dans le troc. Amis de la poésie et des couchers de soleil, bonsoir !
Évidemment, ce n’est pas toujours simple. Ce consentement doit-il être explicite ou peut-il se présumer ? Explicite, me direz-vous, sinon c’est justement la porte ouverte aux abus. Faut-il aller jusqu’à ce que l’on appelle le « consentement affirmatif » ? Il a commencé à être exigé il y a un peu plus de trente ans dans une université américaine. Et il se répand depuis pour lutter contre les affaires sordides où entre parfois en jeu l’alcool ou la drogue : no yes, no sex.
Ce n’est pas un critère seulement moral, c’est aussi un critère juridique. Avec consentement, pas de viol. Sans consentement, c’est un viol. « L’accord affirmatif, conscient et volontaire de s’engager dans une activité sexuelle – tout au long de la rencontre », c’est l’axe de la loi SB-967, plus connue sous le nom de loi « Yes means yes », « oui, ça veut dire oui », adoptée en Californie en 2014 et destinée à lutter contre les abus sexuels sur les campus.
Mais si vous vous souvenez du slogan malheureux de Teresa May, « Brexit means Brexit », vous le devinez : ce qui semble évident peut cacher un problème insoluble. A-t-on le droit de changer d’avis après l’avoir donné ? Faut-il que l’accord soit formulé par écrit ? Avant de faire l’amour, préparez votre check-list avec les bonnes cases à cocher ! Mais alors, faut-il au moins l’exprimer à voix haute et intelligible ? Faut-il le recueillir de façon répétée ou même continue au cours d’une nuit enfiévrée ? Pour chaque geste sexuel ? Cela semble un peu tue-l’amour…
D’ailleurs, le consentement n’autorise pas tout. Ce n’est pas le critère ultime du droit. Par exemple, si une personne suicidaire acceptait d’être tuée, ce serait quand même un meurtre. Et depuis la très récente loi du 21 avril 2021 sur la protection des mineurs aucun adulte ne peut se prévaloir du consentement sexuel d’un enfant s’il a moins de 15 ans, ou moins de 18 ans en cas d’inceste. La notion de consentement d’un mineur à des relations sexuelles avec un adulte n’a pas de sens.
Et ce n’est pas seulement une affaire de justice. Il existe aussi toute une « zone grise » ou la réalité du consentement peut être discutée. Prenons le cas d’une relation véritablement amoureuse. Il peut arriver que l’un des partenaires accepte une pratique, un geste, pour ne pas décevoir l’autre ou pour lui faire plaisir. Il consent alors à ce qu’il ne désire pas sexuellement, mais qu’il désire affectivement. Inversement, on peut ressentir du désir pour une personne, ou avoir un fantasme, mais au fond de soi, on ne veut pas y céder.
Même le mariage ne suffit pas à établir qu’il y a consentement. Jadis invisibles ou irrecevables, des viols commis par des maris sur leurs femmes viennent désormais devant les assises. Le désir n’est donc pas la seule clé du consentement, et le consentement n’est pas la seule clé de l’amour.
Et on fait comment ?
Alors, comment s’en sortir ? Dans La Conversation des sexes, chez Flammarion dans la collection Climats, Manon Garcia veut élaborer une « philosophie du consentement ». On avait déjà remarqué le premier essai de cette jeune et brillante essayiste, On ne naît pas soumise, on le devient. Son modèle, ce n’est pas le contrat, un peu désespérant. C’est ce qu’elle appelle, justement « la conversation ». Il faut, dit-elle, érotiser l’égalité comme on a pu érotiser la domination. « Le consentement conçu comme conversation érotique est l’avenir de l’amour et du sexe ». Consentir, c’est « sentir ensemble ». Elle plaide alors pour le consentement « comme accord et comme respect de l’autre ». Avouez que cela fait plus rêver que le contrat et l’échange de services…
Mais cela suppose, certes, de sortir d’une vision stéréotypée dans laquelle « l’homme propose et la femme dispose », où « l’homme agit et la femme reçoit ». Où, comme le dit Manon Garcia, « les femmes voudraient de l’amour et les hommes du sexe, et l’imposition par les hommes de leur libido serait pour les femmes le prix à payer pour l’amour ».
Parler de conversation, écrit Manon Garcia, implique de « reconnaître la nécessité de l’attention à l’autre, à ses désirs, à ses mouvements, à sa situation, ainsi que le caractère profondément relationnel de la pratique sexuelle. Si l’on s’y engage comme individu, une des grandes joies du sexe est sans doute qu’une relation s’y tisse, même si elle ne dure pas, même si elle n’est pas une relation amoureuse au sens romantique du terme. »
Peut-être parce qu’elle sent ce qu’une telle formule peut malgré tout avoir de romantique, voire d’un peu cucul ou même d’un peu « curé », Manon Garcia souligne que le consentement comme conversation est bien dans les aspirations de l’époque. Pour elle, « ces pratiques de conversation érotique sont bien émancipatrices dans la mesure où elles consistent à pratiquer l’égalité, et à travers cette pratique, à ébranler les normes de genre ». Nous voici rassurés…
Consentir à l’anglaise
La réflexion traverse tous les pays occidentaux. L’AntiÉditorial a repéré un autre livre sur le même thème, Tomorrow, sex will be good again. Le titre peut vous faire penser cette fois à un slogan trumpiste – Make America great again – mais il est emprunté à Michel Foucault. Je traduirais volontiers par « demain, le sexe sera de nouveau un plaisir ». L’auteure, Katherine Angel, est une universitaire britannique. Elle est féministe. Mais elle dénonce « un féminisme où la faiblesse et l’insécurité doivent être évitées à tout prix, où il faut exhiber sa confiance en soi, et où le travail individuel sur soi écartera la violence sexuelle ». La culture du viol, et les réponses qu’il faut lui apporter, sont ainsi « privatisées ». La stratégie de « l’affirmation de soi » est une impasse. Il faut reprendre à zéro.
Katherine Angel le rappelle, un peu comme Manon Garcia : le désir n’est pas toujours urgent, le plaisir n’est pas toujours dans l’affirmation de soi. Comme Manon Garcia, Katherine Angel voit la sexualité comme une « conversation ». Dans une conversation, il ne s’agit pas de savoir d’avance ce que nous voulons. Le but est « d’apprendre à naviguer dans l’espace incertain et trouble entre le oui et le non ». Pour Katherine Angel, « l’éthique sexuelle ne doit pas tout miser sur le consentement, mais sur la conversation, la curiosité, l’incertitude ». Comme par hasard, note-t-elle, « ces trois notions sont stigmatisées dans la masculinité traditionnelle ».
Le désir « émerge dans l’interaction. Nous ne savons pas toujours ce que nous voulons. Parfois, nous découvrons des choses dont nous ignorions que nous les voulions. » Nous sommes des êtres sociaux, « et c’est cela qui rend la sexualité potentiellement riche, excitante et pleine de sens ». Pas plus que celle « d’affirmation de soi » la notion de « connaissance de soi » n’est pas fiable. Elle ne permet pas de faire le tour de la sexualité féminine, ni de la sexualité en général, ni de l’être humain. Cela doit être « intégré à l’éthique de la sexualité », et pas occulté. « Si nous voulons que le sexe redevienne un plaisir, nous devons raisonner autrement. » Nous sommes tous, hommes et femmes, des êtres vulnérables. Et tous nous dépendons des autres, de notre naissance à notre mort, pour notre travail, notre nourriture, notre survie. « L’indépendance totale est une fiction. » Et dans la relation sexuelle aussi, « nous sommes tous vulnérables ». Physiquement et émotionnellement. Katherine Angel le résume d’une formule frappante : « le sexe est une aventure risquée, et la vulnérabilité peut-être une forme de soin », en anglais care. Prenez donc soin de vous, mais surtout de l’autre !
Garcia, Manon. (2021). La Conversation des sexes. Flammarion.
Angel, Katherine. (2021). Tomorrow, sex will be good again. Verso.
Article publié dans le journal Le Monde (2016)