09 avril 2021#0
Le mérite républicain, une idée dépassée ?
Bonjour,
et bienvenue dans L’AntiÉditorial. Quel plaisir de vous y accueillir, juste avant notre lancement officiel ! Pour ce numéro pilote, je vous propose de partir en Amérique, en quête d’idées fraîches. Si comme moi vous croyez aux vertus de la « méritocratie » et de « l’égalité des chances », ce sujet risque de vous faire réagir…
Le réparateur est-il dans l’ascenseur ?
S’il y a un sujet consensuel, c’est l’égalité des chances. Nulle part vous ne trouverez un homme ou une femme politique qui ose dire le contraire. Tout bon discours de campagne électorale, de droite comme de gauche, en France ou à l’étranger, vous expliquera que l’ascenseur social est en panne, mais qu’on va le réparer. Tout président digne de ce nom vous promet ce miracle pour demain matin, promis juré. Emmanuel Macron n’a pas dérogé à la règle. Il faut aider les plus doués à réussir. Nous ne sommes plus au temps de l’aristocratie, mais de la méritocratie. Donner à chacun selon ses talents, voilà la justice !
Or, il y a quelques jours, j’ai eu une surprise. En parcourant la liste des meilleurs livres de l’année sélectionnés par The Guardian, j’ai découvert que le quotidien britannique faisait l’éloge d’un essai tout juste paru, The Tyranny of Merit. L’auteur de cet ouvrage au titre provocateur est un respectable professeur de philosophie politique, qui enseigne dans la tout aussi respectée université américaine de Harvard. Il s’appelle Michael Sandel. Plusieurs de ses livres ont été traduits en français. Ses conférences en ligne ou à la télé sont suivies dans le monde entier. En fait, c’est une star internationale ! Mais comment un membre de l’une des plus prestigieuses universités au monde peut-il remettre en cause la promotion sociale fondée sur le mérite ? Et pourquoi rencontre-t-il l’approbation d’un média qui n’est pas réputé pour défendre les privilèges de l’aristocratie ?
La ministre qui coupe les bourses
Au temps de Jules Ferry, on défendait l’élitisme républicain : bourses pour les plus pauvres, concours d’entrée dans la fonction publique, grandes écoles. Il s’agissait de faire accéder les meilleurs aux meilleurs postes. Le mot élitisme semblant trop réducteur, on a parlé ensuite de méritocratie. Mais l’édifice a connu des craquements. Par exemple, en 2014, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de François Hollande, Geneviève Fioraso, décidait de supprimer les bourses au mérite attribuées aux bacheliers ayant eu mention très bien, pour les remplacer par des bourses sur critères sociaux. La droite estimait alors que la mesure était injuste pour « ceux qui ont travaillé dur ».
La gauche, de son côté, souhaitait encourager le mérite beaucoup plus tôt : « La réussite se joue dès les petites classes pour les enfants des milieux modestes. En terminale, notre système a largement eu le temps d’écarter tous les élèves qui ne rentraient pas dans son moule, dont certains pouvaient se montrer très méritants. La plupart de ces exclus – et ce n’est pas un hasard – viennent des familles les moins favorisées », estimait alors la sociologue Marie Duru-Bellat, interrogée par L’Obs.
Mais le principe du mérite et la notion de réussite n’étaient pas complètement écartés, au contraire : « Non, nos enfants ne feront pas tous Polytechnique. Oui, certains auront des métiers pénibles, mal reconnus et mal payés. Sans le « lubrifiant » du mérite scolaire, nous descendrions dans la rue pour protester contre cette injustice ! » L’article prêtait même au sociologue François Dubet, spécialiste de l’éducation, cette formule un tantinet ambigüe : le mérite scolaire serait une « fiction nécessaire » pour que nous acceptions tous l’ordre social.
Alors, c’est quoi le problème ?
Eh bien, le problème, c’est justement que la fiction ne marche plus. On ne l’accepte plus. C’est là qu’il faut en revenir au livre de Sandel, The Tyranny of Merit. L’auteur a résumé sa théorie dans une petite vidéo très pédagogique. Le propos, mis au format des fameux « Ted Talks », s’avère très clair et a été traduit en pas moins de 21 langues. La miniconférence a été vue plus de 200 000 fois depuis sa mise en ligne sur YouTube, et 1 800 000 fois sur www.ted.com ! Professeur-star, je vous le disais !
« Qu’est-ce qui a foiré ? » se demande l’auteur. C’est simple, nous le savons tous : « Le fossé entre gagnants et perdants s’est creusé, empoisonnant la vie politique. » Mais pour le philosophe, « ce fossé est en partie dû à notre attitude par rapport à l’échec et au succès. » En effet, « ceux qui ont atteint le sommet ont fini par se convaincre qu’ils devaient leur succès à leur propre mérite. Quant aux perdants, ils ne devaient s’en prendre qu’à eux-mêmes. »
En d’autres termes, l’idéologie du mérite est toxique. « La méritocratie est corrosive pour le bien commun. » Chez les gagnants, elle favorise l’hubris, cette ivresse de se croire tout-puissant. Quant aux perdants, ils se sentent humiliés. Vous pouvez y arriver si vous essayez. Si vous ne réussissez pas dans la nouvelle économie et la « start up nation », c’est de votre faute. Voilà ce qui explique la révolte de nombreux travailleurs contre les fameuses élites méritocratiques.
Ces penseurs qui alertaient déjà
En fait, la critique n’est pas du tout nouvelle. Peut-être a-t-elle même commencé en France. On pourrait citer les travaux de Jean-Claude Passeron et de Pierre Bourdieu, depuis La Reproduction (1970) jusqu’à La Noblesse d’État (1989). Il faudrait évoquer aussi le livre de Marie Duru-Bellat, Le mérite contre la justice, paru en 2009 et réédité en 2019. En 2012, un autre essai a mis en cause les mythes méritocratiques : Twilight of the Elites : America After Meritocracy, de Christopher Hayes. Cela fait donc un bout de temps que des penseurs, eux-mêmes membres éminents de ces élites intellectuelles formées par les meilleures universités, tirent la sonnette d’alarme.
Mais alors, qu’est-ce ce qui a changé ?
Ce qui a changé en une décennie, c’est qu’on n’en est plus à la discussion de salon. Ni même au serpent de mer de la réforme de l’école. Entre temps, vous l’avez sûrement remarqué, il y a eu le Brexit, l’élection de Donald Trump et la vague populiste. Bref, la réaction des « losers » contre les « winners », de ceux qui « ratent » contre ceux qui ont « du mérite ».
En 2012, Barack Obama est élu avec un slogan positif, « Yes we can », qui véhicule encore cet idéal du possible pour tous. Huit ans plus tard, la révolte des hommes blancs sans diplôme propulse à la Maison-Blanche Donald Trump et son « Make America Great Again ». Une fois élu, le président ne cessera de brocarder les élites. Sa défaite ne signifie pas que le problème est réglé. En d’autres termes, le sentiment d’être méprisé par l’élite se trouve au cœur de ce que les uns appellent le populisme, les autres la révolte des peuples.
Les Gilets jaunes auraient-ils lu Sandel ?
La réflexion, me direz-vous, est très américaine. Aux États-Unis, l’accès à l’université s’avère très difficile en raison de son coût. Chez nous, il est quasiment gratuit. Mais quand on entend ces critiques, comment ne pas faire le rapprochement avec la crise des Gilets jaunes ? Et comment ne pas se rappeler que nous avons applaudi les infirmières, les aides-soignantes, les livreurs à domicile et les chauffeurs de bus qui continuaient à travailler pendant le Covid et prenaient des risques, tandis que ceux qui ont fait de belles études découvraient les charmes du télétravail depuis leur résidence secondaire ?
« La pandémie actuelle le montre clairement. Elle révèle combien nous dépendons de travailleurs que nous ignorons souvent, relève d’ailleurs Sandel. Les livreurs, les agents d’entretien, les vendeurs de supermarché, les ouvriers d’entrepôt, les camionneurs, les aides-soignants, les gardes d’enfants, le personnel soignant à domicile. Ce ne sont pas les travailleurs les mieux payés, ni les plus honorés. Mais maintenant, nous les considérons comme des travailleurs essentiels. Il est temps de débattre publiquement sur comment mieux aligner le salaire et la reconnaissance qu’ils reçoivent avec l’importance de leur travail. »
Trois propositions
« Créer une économie qui fait d’un diplôme universitaire la clé d’une vie digne est insensé, estime Sandel. Plutôt que d’encourager les gens à aller à l’université, on ferait mieux de se demander comme créer des conditions de vie décentes pour les gens qui apportent une contribution essentielle à notre société. » En d’autres termes, le philosophe veut arrêter de valoriser l’université et « rendre sa dignité au travail ». Voilà qui tranche avec la politique éducative menée chez nous depuis 1985, quand Jean-Pierre Chevènement avait souhaité amener 80 % d’une génération au niveau du bac. Un « élitisme républicain » que l’ancien ministre de l’Éducation nationale n’a jamais renié.
Sa deuxième thèse, c’est qu’en tournant nos efforts vers le travail et non vers le mérite – « l’emploi décent, décemment payé » – nous pourrons lutter contre le désenchantement démocratique et retrouver le sens civique. Le professeur à Harvard rappelle le message de Martin Luther King aux éboueurs de Memphis en grève : « La personne qui ramasse nos ordures est, en fait, aussi importante que le médecin, car si son travail n’est pas bien fait, les maladies sévissent. Tout travail a de la dignité. »
Enfin, le politologue se fait moraliste : « Il est temps d’effectuer un tournant moral et même spirituel (…). Est-ce que je mérite moralement les talents qui m’assurent le succès ? (…) Insister sur le fait que je mérite d’avoir réussi ne m’aide pas à me mettre à la place des autres. Apprécier le rôle de la chance dans la vie peut encourager une certaine humilité. C’est du fait d’un accident de naissance, ou par la grâce de Dieu, ou par le mystère du destin, que je suis ce que je suis. » Il s’agit, en somme, de remplacer le mérite par la modestie.
Alors, que penser ?
Je préfère rester modeste. Je ne me reconnais pas suffisamment de mérite pour conclure.
Universitaire, éboueur, infirmière ou Gilet jaune… à chacune et chacun de se faire librement son idée.