2 décembre 2021#27
Le wokisme, nouveau visage du militantisme
Êtes-vous woke ? C’est un mot, un petit mot anglais. Ce mot, woke, certains n’en ont jamais entendu parler. Et pourtant, d’autres sont en train de s’écharper à ce sujet. L’AntiÉditorial s’est plongé dans ce concept, certains disent cette nouvelle idéologie.
De quoi s’agit-il ?
Woke… rien à voir évidemment avec le wok asiatique utilisé en cuisine ou au Scrabble. Pour les uns, c’est la seule façon de voir le monde, le grand combat pour la justice, voire la cause des causes. Pour les autres, c’est la nouvelle lubie venue des États-Unis, la nouvelle idéologie, voire la nouvelle folie. Mais en vrai, c’est quoi le woke ?
C’est d’abord le passé simple du verbe to wake up, « se réveiller ». Être woke, c’est ouvrir les yeux sur les injustices raciales et sexuelles et penser le monde à partir de cette grille de lecture. C’est considérer que ces oppressions réelles ou ces violences symboliques, que personne ne semblait voir, sont en fait aveuglantes. Et elles ne sont pas le fait des individus, mais le produit d’une culture. Il ne faut donc pas seulement lutter contre les discriminations. Il faut combattre le système pour abattre une structure sociale.
En 1939, un chanteur de blues, Lead Belly emploie le mot pour la première fois dans un sens militant, engagé contre le racisme. En juin 1965, Martin Luther King l’utilise dans un discours à l’université Oberlin, dans l’Ohio. En 2008, il y a eu la chanson d’Erykah Badu, Master Teacher. Son refrain lancinant, I stay woke, est devenu viral. Puis le concept a fini par échapper à l’artiste.
En quelques années, on a changé de dimension. Du mot, on est passé au phénomène de société. C’est à partir du moment où le terme a été repris par le mouvement américain Black Lives Matter qu’il s’est vraiment imposé dans les médias et sur les réseaux sociaux. En 2016, un documentaire sur le mouvement Black Lives Matter s’intitule, justement, Stay woke.
Le triangle woke
Et pourtant, le racisme n’est déjà plus que l’un des sujets du mouvement woke. L’historien Pap Ndiaye parle d’un « triangle militant qui mobilise une partie de la jeunesse mondiale ». À l’angle de l’antiracisme s’ajoute la lutte contre le réchauffement climatique. Selon Pap Ndiaye, « Greta Thunberg est une figure typiquement woke ». Et le troisième angle, c’est l’égalité femmes-hommes, la lutte contre les violences sexuelles et contre le sexisme, la défense des minorités sexuelles ou même de minorités dans ces minorités.
Comme vous êtes doués pour la géométrie, vous l’avez remarqué : ce triangle n’est pas un carré. Autrement dit, les questions sociales, jadis fondamentales pour les progressistes, sont reléguées au second plan. Être woke, c’est avoir une conscience politique, mais une conscience sociétale et non plus sociale, comme au siècle dernier. En revanche, ce triangle a une base. Et cette base, c’est le concept de « luttes intersectionnelles ». Kimberlé Crenshaw, une juriste de l’université de Californie engagée dans le mouvement du Black feminism a théorisé l’intersectionnalité. Selon elle, les femmes noires sont marginalisées en tant que noires, certes, mais aussi au sein du mouvement féministe. En 1989, Crenshaw énonce cet axiome devenu un des dogmes du woke : dans la lutte antiraciste, on s’intéresse surtout aux personnes privilégiées en termes de sexe ou de classe. Inversement, quand la discrimination est liée au sexe, on défend les femmes des classes supérieures et celles qui ont la peau blanche et on néglige les autres, qui n’ont pas la parole. Théorie féministe et discours antiraciste doivent donc se rencontrer. C’est l’intersectionnalité. Vieux de plus de trente ans, l’article de Kimberlé Crenshaw a été récemment traduit en français dans un ouvrage collectif, Qu’est-ce que l’intersectionnalité ?, publié dans la petite bibliothèque Payot.
Quel impact ?
Minoritaire numériquement, le phénomène woke n’a pas produit de mouvement politique structuré. Mais il n’en a pas moins un impact considérable, peut-être comparable à celui de la pensée 68 en son temps.
D’abord, il a imposé des clivages, les termes du débat, un vocabulaire politique. À commencer par le lieu commun de l’« intersectionnalité des luttes ». Sur les discriminations raciales, avec les concepts ultra-polémiques de « personnes racisées », de « racisme systémique », de « privilège blanc », de « fragilité blanche » ou de « pensée décoloniale ». Ou sur le sexe, avec des thématiques qui vont de la « culture du viol », et de la « masculinité toxique » à celle de l’« écriture inclusive ». Ensuite, il a conduit à des phénomènes de boycott, de remise en cause des grandes figures de l’histoire. C’est ce que l’on appelle la cancel culture, l’idée qu’il faut interdire à certaines personnes de s’exprimer dans les universités ; qu’il faut supprimer, effacer les figures ou les livres qui seraient marqués par le racisme ou le sexisme ; qu’il faut déboulonner les statues, réviser les manuels de littérature et déprogrammer certains films comme Autant en emporte le vent ou rebaptiser la traduction française des Dix petits nègres d’Agatha Christie.
Enfin, il a un impact important sur le débat public, car son agenda devient celui des grands médias, des universités, des réseaux sociaux et des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Faites l’expérience. Si vous tapez « black men », dans Google images, vous ne verrez que des hommes noirs. Mais que si vous tapez « white men », vous verrez des blancs et des noirs. L’algorithme a été passé à la moulinette woke. La polémique sur l’entrée dans le Robert du pronom neutre « iel » en est une des dernières illustrations. Signe des temps, les auteurs du dictionnaire ont jugé bon de préciser que « le Robert n’a pas été subitement atteint de wokisme aigu ».
Le phénomène est sociologiquement situé, comme l’analyse, chiffres et sondages à l’appui, dans deux intéressantes notes de la Fondapol, la Fondation pour l’innovation politique, un think tank libéral anti-woke. Vous avez plus de chance d’être woke si vous faites partie de la génération Z que des baby-boomers, et des étudiants que des chômeurs ou des ouvriers. Sociologique, le woke est aussi géographique : c’est le monde des grandes villes. À Paris, on pense comme à New York, pas comme à Quimper, à Épinal ou à Pézenas.
La guerre des facs
Ces marqueurs sociologiques expliquent que les tensions se focalisent sur l’université et le monde de la culture. Pour ses détracteurs, le woke est de plus en plus inscrit dans la bureaucratisation des recrutements universitaires, avec des procédures, un jargon de plus en plus prégnant et des enjeux de pouvoir assez évidents.
C’est le cas, en particulier, au Canada. Un bon exemple est fourni par la charte de Scarborough, adoptée par l’université de Toronto et disponible en français. Elle invite à prendre en compte « la vie des Noirs, dans sa pleine complexité et son intersectionnalité, à la respecter et à agir avec sensibilité face à ses réalités. Les universités et les collèges ne doivent pas se limiter à la simple représentation des Noirs, mais soutenir une inclusion complète et transformatrice au sein de leurs structures, de leurs politiques et de leurs protocoles. » Intersectionnalité, sensibilité, inclusion, mais aussi structures et protocoles : ces quelques lignes cochent toutes les cases woke.
Le document est extrêmement détaillé. Aucun pan de la vie universitaire ne doit y échapper. Et tant pis si, parfois, ça ne veut carrément rien dire, comme dans ce paragraphe qui exige « des évaluations d’impact préalables auprès des communautés noires dans le cadre des processus d’approvisionnement, afin que les initiatives d’équité s’éloignent de l’atténuation des risques pour privilégier des occasions proactives et durables et l’intégration des évaluations d’impact des communautés noires aux initiatives de restructuration. » L’école est le grand lieu d’affrontement. En France, justement, c’est Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Éducation nationale, qui vient de créer le « Laboratoire de la République ». Son think tank est expressément présenté comme un instrument de combat anti-woke. Il se dit « opposé à cette doctrine qui fragmente et divise, et a conquis certains milieux politiques, médiatiques et académiques en proposant un logiciel victimaire au détriment des fondements démocratiques de notre société ». Pour le ministre, « la République est aux antipodes du wokisme. Aux États-Unis, cette idéologie a pu amener, par réaction, Donald Trump au pouvoir, et la France et sa jeunesse doivent échapper à ça. »
Une religion nouvelle ?
Pour certains critiques, le mouvement woke est imputable à la culture puritaine. Le protestantisme américain a éclaté en deux courants opposés et il a muté. D’un côté, il y a les courants évangéliques qui ont soutenu Trump. De l’autre, ceux qui sont passés du protestantisme à l’athéisme. Sans le savoir, ils ont troqué le piétisme pour le militantisme. On a gardé l’idée d’un péché originel, mais ce péché est devenu impardonnable.
C’est la thèse, originale mais assez troublante, de Joseph Bottum. Ce professeur à l’université du Dakota du Sud, a publié en 2014 An Anxious Age, the Post-Protestant Ethic and the Spirit of America : l’éthique post-protestante et l’esprit de l’Amérique. Pour lui, les péchés individuels sont devenus des péchés collectifs, qu’il faut rejeter pour accéder à une forme de rédemption. Les woke, « ce sont les post-protestants. Ils se sont juste débarrassés de Dieu ! Mais ils ont exactement la même approche moralisatrice. (…) En fait, l’état de l’Amérique a été toujours lié à l’état de la religion protestante. (…) Si vous enlevez le Christ du tableau, vous obtenez… la culpabilité blanche et le racisme systémique. »
En somme, comme aurait dit l’écrivain anglais Chesterton, le wokisme serait une idée chrétienne devenue folle. La thèse est crédible, d’autant qu’historiquement, le protestantisme a connu des vagues de « réveil », et que les woke, ce sont les éveillés.
Boussahba, M. & Delanoë, E. & Bakshi, S. (2021). Qu’est-ce que l’intersectionnalité ? Éditions Payot.
Article publié dans le journal Le Figaro. (2020).
Article publié dans le journal La Croix. (2021).