17 février 2022#35
Les émojis obéissent-ils à une idéologie ?
Un nouvel émoji vient d’être lancé. Il montre un homme qui semble enceint d’un bébé. L’AntiÉditorial a enquêté sur un sujet qui n’est peut-être pas si anecdotique. Et qui est à coup sûr très sensible. La création d’émoticônes obéirait-elle à une idéologie ?
L’homme enceint, vraiment ?
Avec la mise à jour du système d’exploitation d’Apple, trente-neuf émojis vont entrer dans nos smartphones. Certains, comme un toboggan, ou des bulles de savon, n’alimenteront probablement pas trop la conversation. D’autres feront sans doute consensus, comme cette poignée de main déclinée en différentes couleurs de peau. Mais c’est la présence d’un « homme enceint » ou encore d’une « personne enceinte non genrée », qui a suscité un vaste écho médiatique. Elle vise, nous explique-t-on, à « s’adapter aux nouveaux codes de la parentalité ».
Les grands médias ont bien sûr intégré ces éléments de langage. Car cela faisait le buzz. Mais Eugénie Bastié, chroniqueuse acérée des idées politiques au Figaro, fait trois critiques à cette minuscule image.
1/ Biologiquement, l’homme enceint n’existe pas. Donc les géants de la tech contribuent à la diffusion de ces fake news qu’ils prétendent par ailleurs combattre.
2/ La promotion de la figure de l’homme enceint « contribue à l’effacement du féminin ». Un sacré paradoxe alors que l’heure est plutôt à la promotion de la « visibilité » des femmes.
3/ C’est une ruse qui légitime l’exploitation capitaliste. C’est, dit-elle, « l’alliance de l’inclusivité et de la Silicon Valley. » Les multinationales du numérique veulent promouvoir « la nouvelle morale planétaire ». Mais évidemment, elles sont cyniques. Cette morale est un faux-nez. « Le wokisme permet d’éveiller les esprits sur de pseudo-inégalités horizontales pour mieux faire oublier (et racheter) les véritables et grandissantes inégalités sociales provoquées par la numérisation de l’économie. » La politique de l’intime nous distrait de la politique tout court, et les milliardaires de la tech l’ont parfaitement compris. En somme, l’homme enceint est l’idiot utile du capitalisme.
Qui choisit les émojis ?
Mais L’AntiÉditorial se pose une question très concrète. Qui choisit les nouveaux émojis ? C’est le consortium Unicode. Pour quoi faire ? Et selon quel critère ? Le consortium Unicode est la seule et unique instance de décision. Or, ce n’est pas un organisme public qui aurait des comptes à rendre. Ce n’est pas une organisation internationale. Et ce n’est pas un forum de discussions ou de participation démocratique.
C’est tout simplement une association privée, le club des géants américains de la tech. Son siège est à Mountain View, au cœur de la Silicon Valley, là où se trouve le siège de Google, en Californie. Facebook, Microsoft, Google et Apple sont autour de la table et décident. Certaines de ces entreprises, comme Netflix, sont par ailleurs très militantes sur le plan sociétal.
Et ce n’est pas tout ! La création de ces émojis « inclusifs de genre » correspond bien à une stratégie sociétale. Fini Unicode le simple organisme technique, chargé d’assurer la standardisation du numérique et de son langage. Selon le consortium, ces émojis inclusifs sont « l’équivalent en genre de la couleur de peau neutre ». En d’autres termes, le fait de montrer un homme ou une femme est strictement encadré, la neutralité de genre devient la règle.
De plus, les émojis inclusifs ne sont pas d’abord destinés à représenter les personnes « ayant une identité non-binaire ». Ultra-minoritaires, les utilisateurs potentiels seraient trop peu nombreux pour intéresser les Gafa, qui visent le très grand public, la consommation de masse. Dans le jargon repris par Unicode, ces émojis sont plutôt « destinés à être réellement inclusifs », c’est-à-dire à transformer la société. L’important n’est pas l’usage, mais le message.
Un problème démocratique
Si les émojis sont un langage, pourquoi ces mots doivent-ils systématiquement véhiculer un agenda sociétal ? C’est ce que diront les conservateurs. Et pourquoi les géants de la tech comme Apple décident-ils qui peut utiliser le drapeau de Taïwan, désormais bloqué en Chine, à Hong Kong et à Macao ? C’est ce que demanderont les militants des libertés.
Lilian Stolk, une experte des émojis, pointe le caractère peu démocratique d’Unicode. Quelques individus bien placés, au cœur d’un système puissant, tranchent pour nous – sans contrôle d’un tribunal, d’un parlement ou d’une opinion publique. Comment accepter qu’ils choisissent souverainement les images que nous pouvons utiliser ? Comme le dit Lilian Stolk « puisque l’émoji est une langue que tout le monde utilise, il est temps que notre voix soit également entendue ». Elle a essayé de proposer une app et un site « emoji voter » pour élargir le vote. Mais, comme on pouvait s’en douter, cela n’a pas fonctionné.
Pourtant, cela nous concerne. Un exemple : l’émoticône du drapeau breton n’a pas été retenu. Il y a pourtant eu une importante campagne sur les réseaux sociaux, portée par le hashtag #EmojiBZH. La diversité sociétale est à la mode en Californie. Mais la diversité linguistique ou culturelle n’est pas jugée recevable.
Petit rappel : le premier émoji a été créé par un artiste japonais, Shigetaka Kurita, en 1999. Il travaillait pour un opérateur de télécoms. Au départ, il n’y a donc rien de politique. Mais progressivement, les choses ont changé.
Les émojis sont devenus ce que l’on appelait autrefois la lingua franca. Autrement dit, la langue universelle, celle qui permet d’échanger même si on ne possède pas la même langue maternelle.
En outre, ils se sont mis à jouer un rôle à la fois intime et public, érotique et politique. On les retrouve dans le « sexting », les échanges de messages à caractère sexuel. Et, sans surprise, les communicants ont repéré leur potentiel de viralité.
Quand l’Union européenne conclut un accord complexe avec le Royaume-Uni sur le Brexit, cela peut s’exprimer en trois émojis : un drapeau européen, un drapeau britannique et une poignée de main. Que vous soyez letton, grec ou portugais, vous avez compris. C’est sympathique.
Mais il ne faut pas confondre langage universel et langage consensuel. Des images d’une grande banalité peuvent devenir des armes de résistance, de polémique ou de propagande. Citons trois exemples.
D’abord le émoji hijab, campagne commencée par un groupe WhatsApp en 2016, en faveur du voile islamique.
Ensuite le #MeToo chinois : pour passer la censure, les internautes jouent sur l’homophonie. #MeToo devient #RiceBunny, autrement dit en chinois mi-to, et en émoji « riz-lapin ».
Le troisième exemple relève d’une lutte d’image : quand les suprémacistes blancs utilisent un émoji représentant un verre de lait – blanc – pour se reconnaître, les activistes de Peta en tirent argument pour leur campagne animaliste, contre la consommation de produits lactés.
Ces enjeux idéologiques sont devenus importants dans le débat public. Mais heureusement, nos messageries et nos réseaux sociaux ne sont pas seulement un terrain de bataille. Le site emojitracker signale en temps réel l’utilisation des émojis. Et clairement, ce sont les signaux ordinaires de la vie qui clignotent le plus fréquemment. On les retrouve au box office d’Emojipedia. Ce sont ceux qui expriment des émotions, comme un cœur rouge ❤️. Ou des interactions bienveillantes, comme un sourire 😊 ou un pouce levé 👍. Moralité : nous avons nos idées, parfois conflictuelles, mais en vrai nous préférons voir la vie en 🌹.
Article publié dans le journal Le Figaro. (2022).
Article publié dans le quotidien 20 Minutes. (2018).
Article publié sur le site The Next Web. (2019).