02 septembre 2021#14
Pourquoi devient-on terroriste ?
Bonjour,
Après une pause estivale bien méritée, L’AntiÉditorial est de retour. L’occasion pour moi d’aborder le sujet brûlant du terrorisme et plus largement de la quête d’identité, vingt ans après les attentats du 11 septembre. Bonne lecture !
Quelle est la bonne clé ? Vingt ans après les attentats du 11 septembre, des années après les crimes de Mohammed Merah, le massacre de Charlie Hebdo ou l’assassinat du père Hamel, on cherche toujours à comprendre comment et pourquoi on bascule dans le terrorisme islamique ou dans le djihadisme. Parmi les livres de la rentrée, L’AntiÉditorial a repéré un essai au titre intriguant, Le trou identitaire, d’Anne-Clémentine Larroque. Bonne surprise : ce livre apporte quelque chose de neuf à ce sujet déjà vieux.
Le Coran de la Mecque
C’est d’abord le récit d’une expérience. Alors qu’elle enseigne l’histoire-géo en banlieue, Anne-Clémentine Larroque entend une expression nouvelle, qui revient régulièrement dans la bouche de ses élèves : « Madame, j’vous l’jure sur le Coran d’La Mecque. » Ce tic de langage, dit-elle, n’a d’abord eu aucun sens pour elle. Mais très vite, ça la tracasse.
Trois choses la troublent.
1/ Les expressions familières imprégnées de référents religieux, du type « wAllah », ont peu à peu remplacé chez les lycéens celles du type « Nique ta mère ».
2/ Même du point de vue musulman, cette expression, « le Coran de La Mecque », est nouvelle, bizarre et pour ainsi dire hérétique.
3/ Elle est employée même par des jeunes sans religion.
Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
D’abord qu’il y a un problème d’identité. On ne sait plus qui on est.
« J’vous l’jure sur le Coran d’La Mecque. » Anne-Clémentine Larroque voit dans cette phrase de jeunes « une recherche abyssale de légitimité », le signe d’une « béance », autrement dit un « trou identitaire ». Le trou identitaire, c’est « une trappe ouverte où les individus tombent après avoir perdu le langage, ses symboles et leur capacité à s’orienter. Plus que le vide, il induit l’idée de plongeon dans le gouffre, à la suite de la perte du socle fondateur que l’on ne comprend plus. »
Un trousseau de clés
Vous me direz certainement que depuis vingt ans, des analyses de l’islamisme et des clés pour comprendre, on n’en manque pas. D’accord. Mais je vous renverrai la question. Depuis vingt ans, est-ce que ces clés ouvrent vraiment la serrure ? Est-ce que les explications expliquent ?
Examinons-les rapidement.
La première approche, la plus simple, consiste à s’intéresser à l’émetteur, à la machine de propagande. C’est ce que l’on trouve dans cette note de l’Institut Montaigne. Argent saoudien, Frères musulmans, réseaux sociaux… Un vaste réseau intellectuel et financier réussit à capter l’attention des jeunes en construisant des mosquées ou en formant des prédicateurs. Oui, mais justement, pourquoi ça fonctionne ? Après tout, l’argent et la technologie ne peuvent pas tout, comme l’ont démontré à leurs dépens les Américains en Afghanistan.
Alors, on s’intéresse au récepteur, à la cible, au sens marketing du terme.
Il y a bien sûr l’explication victimisante. Une volonté de comprendre qui confine souvent à une forme de légitimation. On évoque les inégalités sociales ou la politique étrangère française, l’islamophobie ou le complexe postcolonial. L’injustice subie provoquerait la révolte politique. C’est un peu la thèse que l’on retrouve dans cette note de lecture de l’Iris : « La France de toutes les promesses, de la science et de la raison n’en est pas moins le pays des discriminations qu’ils ont subies, de l’acharnement contre les croyants extériorisant leur foi, menant une politique étrangère brutale contre les musulmans en Afrique et au Moyen-Orient. (…) Ce sentiment d’injustice qu’endurent les musulmans et les jeunes issus de l’immigration nourrit leur révolte et la nécessité de recourir aux armes, y compris contre des victimes innocentes. »
C’est aussi la thèse fréquemment défendue par les médias américains de gauche, comme le New York Times. « Le sentiment accru d’isolement et de persécution chez les jeunes musulmans ne fait que favoriser la radicalisation », écrit par exemple le Washington Post. « La propagande extrémiste religieuse, la propagande salafiste, ne peut fonctionner que si elle s’adresse à un public qui est déjà marginalisé et qui se sent mal à l’aise dans la société. »
Ça ne marche pas !
Évidemment, ces clés ne fonctionnent pas quand les apprentis djihadistes, hommes ou femmes, sont issus de milieux favorisés. Ou quand ils ne viennent pas de familles musulmanes ou immigrées, mais sont des convertis spontanés, issus des classes moyennes. Vingt ans après le 11-Septembre, ces clés n’expliquent pas non plus le richissime héritier Ben Laden. Ni le retour des talibans à Kaboul. On pourrait tout simplement citer le cas de ce docteur pakistanais qui tentait de s’installer aux États-Unis. Ou celui de ces médecins ou étudiants en médecine qui planifiaient des attentats à la voiture piégée à Londres et à Glasgow en 2007.
Bref, tout ça n’est pas toujours très convaincant. On comprend le désarroi des décideurs, ballottés de posture idéologique en point de vue militant. Il suffit de parcourir ce rapport du Sénat pour le sentir. C’est encore pire quand la recherche d’explication tourne carrément à la querelle de chiffonniers, les uns relevant « la radicalisation de l’islam », les autres « l’islamisation de la radicalité ». Résumons brièvement l’épisode : pour Gilles Kepel, le salafisme qui se répand dans les banlieues formerait, disons, une sorte de cluster. La religion précède la radicalité. Pour Olivier Roy, la radicalité précède la religion. Et le djihadisme est un nihilisme, d’où sa propension aux attentats-suicides.
En tout cas, Anne-Clémentine Larroque ne rentre pas dans les débats idéologiques. Elle était prof de lycée, elle est devenue chercheuse. Elle est d’ailleurs l’auteure d’un « Que sais-je ? » sur la Géopolitique des islamismes, récemment réédité. Elle fait un constat, j’allais dire un constat « clinique ». Et elle le fait à partir du poste d’analyste pour la justice qu’elle occupe depuis juillet 2016. Voilà un bel observatoire, qui lui permet de suivre de nombreux procès liés au terrorisme ou au djihadisme.
Qu’est-ce que le trou identitaire ?
« J’ai toujours ressenti, surtout depuis le début de mon adolescence… un trou… oui, un trou. » Cette phrase se trouve dans le documentaire de la journaliste Safia Kessas, diffusé en janvier 2020 sur la chaîne LCP. Il s’intitule Le Prix de la déraison et raconte le parcours d’une ancienne radicalisée.
Penchons-nous maintenant au bord de ce trou, en essayant de ne pas y tomber. De quoi s’agit-il ?
D’abord, nous vivons dans une époque où la liberté devient source d’angoisse. Les « communautés d’appartenance traditionnelles », comme la famille, le village ou l’État ont disparu ou perdu de leur force. L’individualisme les a minées. Et ce déclin provoque des réactions, « des manifestations de rejaillissements identitaires ». Cela va des Gilets jaunes aux Indigènes de la République, au comité « La vérité pour Adama » ou encore à Génération identitaire, un mouvement d’extrême-droite récemment dissous.
Dès lors, comment combler cette angoisse ? Eh bien, dans le cas du terrorisme ou du djihadisme, par la mort. Le trou identitaire a des allures de fosse commune. Il faut le boucher par des cadavres, le sien ou celui des autres. Une psychanalyste, Hélène L’Heuillet, le rappelle aussi : « Dans le djihadisme, la nostalgie de la société close permet de tuer en se tuant. » Le titre de son livre, paru en 2017 chez Albin Michel, exprime déjà cette idée forte : Tu haïras ton prochain comme toi-même.
Autre élément de ce fonds commun, « le besoin de rattraper le passé que l’on ignore ». On s’invente une histoire !
Enfin, pour la chercheuse, « le trou dans lequel sont tapis les mercenaires de l’islam leur donnerait le confort d’être à l’abri des choix, des tentations, des usurpations possibles, des excès en tout genre. En somme, ils se mettent à l’abri d’eux-mêmes, de leur humanité défaillante. »
Dès lors, c’est facile et souvent, tout va très vite. Les propagandistes s’appuient sur « la béance de l’individu qui vit mal ses échecs, ses addictions ou ses divers passages en prison. Toute chose qui prouverait qu’il n’a pas trouvé une place valorisante dans le système. La remise en cause totale de l’univers au sein duquel l’individu se croit rejeté ou dénié sert de support à l’idéologie. »
Mais à l’usage, à l’expérience, ce n’est pas toujours si simple. Car la chercheuse le constate en écoutant ceux qui défilent devant le juge : le trou est flou. Elle l’explique à propos des djihadistes qui sont revenus de Syrie de gré ou de force : « De nombreux individus velléitaires ou revenus d’une terre de djihad déclament le fantasme d’une vie régie autour de valeurs fixes, inébranlables, donnant une substance absolue aux composantes de leur communauté. D’autres, en revanche, sont revenus déçus. » Ceux-là « s’attendaient à plus de confort et de flexibilité, insistant sur la villa gratuite qui avait été promise au départ. » Le trou identitaire est donc de profondeur et de dimension variable ! Si j’ose dire, car ce n’est pas dans le livre, mais je crois que c’est l’idée : pour certains, le trou serait une fosse commune, pour d’autres une piscine privée.
Trou ou bosse ?
Notre chercheuse n’est évidemment pas la première à avoir repéré cet enjeu identitaire. Car le sujet imprègne désormais le débat idéologique et envahit le champ médiatique. Beaucoup d’intellectuels, de républicains, de militants de la laïcité s’inquiètent de « l’assignation identitaire qui gagne » dans notre société, et pas seulement auprès de personnes issues de familles musulmanes : on est obligé d’avoir une identité et de s’y cantonner. Certains parlent même de « névrose identitaire ».
Ici, l’originalité du propos, c’est de renverser la perspective. L’identité n’est pas une montagne à aplanir, par exemple en mettant en avant la laïcité. C’est une absence, un défaut et non un excès, qui creuse ce trou dans lequel on tombe. On ne peut plus, dit Larroque, « faire l’économie de la réflexion sur la désorientation globale des jeunes générations ». On ne peut plus négliger cette « interrogation cruciale : qu’est-ce qu’être soi dans un monde qui a démultiplié les possibilités d’identification ? »
En particulier, et pour finir, qu’est-ce qu’être une femme ? En partant dans les zones alors sous le contrôle de Daech, « certaines femmes admettent avoir enfin trouvé un lieu où les fonctions d’épouse, de mère et de ménagère apaisent le vertige identitaire ressenti dans le monde libre. Face à la multiplicité d’être soi, certaines choisissent de s’emmurer. » On peut citer ce témoignage issu du livre, qui montre à quel point le trou identitaire est vertigineux : « Nous les Européennes, nous avons été formatées de manière à croire que la femme est l’égale de l’homme, que notre fierté ne doit être mise de côté pour personne, alors qu’en réalité, rien de tout cela n’est vrai. »
Comme le dit la chercheuse, « la gravité de ce constat peut sidérer, il est néanmoins réel, fixé là sous nos yeux. Après des décennies de luttes sociales, les mouvements féministes s’indignent. Le sens de l’histoire nous échappe. » Ce constat fait par une femme qui a entendu des femmes ne devrait pas manquer de susciter une réaction consternée des féministes. Le débat n’est donc pas fini !
Larroque, Anne-Clémentine. (2021). Le trou identitaire. PUF.
Crettiez, Xavier. & Ainine, Bilel. (2017) « Soldats de Dieu ». Éditions de l’Aube.
Article publié dans le journal L’Opinion (2020)