7 juillet 2022#54
Redevance télé : le retour de l’impôt furtif ?
Supprimer la redevance télé. C’était une promesse de campagne du candidat Macron. Et c’est l’un des wagons d’un train de mesures présentées en conseil des ministres le 11 mai dernier. Des mesures destinées être reprises par un projet de loi attendu à l’Assemblée nationale pour ce 7 juillet afin de marquer le début du quinquennat.
Chaque foyer de France métropolitaine devrait récupérer directement les 138 euros de sa « contribution à l’audiovisuel public », ou 88 euros, son montant outre-mer. Il s’agit, assure le gouvernement, d’assurer « la protection du pouvoir d’achat des Français » alors que le coût de la vie est redevenu leur préoccupation première.
Un cadeau, vraiment ?
La redevance télé a rapporté 3,7 milliards d’euros en 2021. Les deux-tiers vont à France Télévisions, 16 % à Radio France. Le reste est pour Arte et France Médias Monde, et dans une plus petite mesure pour l’INA et pour TV5 Monde. Pour Radio France, la contribution est plus qu’essentielle. La redevance lui apporte plus de 86 % de son financement.
Durant la campagne présidentielle, Marine Le Pen, proposait, elle aussi, de réduire considérablement les frais pour le contribuable. Elle souhaitait supprimer à la fois la ressource et la dépense, en privatisant l’audiovisuel public. La mesure en faveur du pouvoir d’achat et la promesse de bonne gestion s’accompagnait d’un règlement de comptes, dans tous les sens du terme. Les médias publics la traitent en général peu favorablement.
Mais le gouvernement n’a aucune intention d’aller dans cette direction. Dès le début, d’ailleurs, l’entourage d’Emmanuel Macron a reconnu que la suppression de la redevance ne relevait pas d’un train d’économies. Citons les propos du ministre Gabriel Attal sur France Inter : « Évidemment, on continuera à financer l’audiovisuel public. On a besoin d’un audiovisuel public fort dans un contexte de désinformation. Il sera financé, ce peut être par le budget de l’État. »
En clair, la « contribution à l’audiovisuel public » disparaît en tant que taxe spécifique, mais l’audiovisuel public continue à être financé par l’impôt, les impôts que nous payons par ailleurs ou que paient les entreprises. Elle sera noyée dans la masse de la fiscalité, et la dépense deviendra une ligne du budget de l’État.
Transfert de charge
Pour le juriste et fiscaliste Philippe Baillot, « la logique de cette proposition interroge. En l’absence de toute diminution annoncée des dépenses du service public de l’audiovisuel, elle ne correspond en rien à un accroissement du pouvoir d’achat des ménages. Elle s’analyse simplement en un transfert de charge. »
Pour Baillot, la vraie-fausse suppression de la redevance est un cas d’école, voire « une parfaite illustration de la dérive en cours de nos prélèvements obligatoires. » Au moins depuis le quinquennat de François Hollande, et peut-être déjà depuis celui de Nicolas Sarkozy, tout indique que le consentement à l’impôt diminue. Mais les frustrations ou les attentes des Français en matière de services publics augmentent.
Comment résoudre cette contradiction absolue ? Par un tour de magie politique. « Les gouvernants, assure Baillot, cherchent à rendre ces prélèvements « de plus en plus furtifs, voire indolores. » Les prélèvements obligatoires pèsent de plus en plus dans notre PIB mais ils doivent se voir de moins en moins.
Lorsque nous faisons un chèque au Trésor Public, nous savons bien quel en est le montant. Mais si nous ne sortons plus notre carnet pour le signer, tout en soupirant parfois, peut-être nous rendrons-nous compte moins facilement de ce qu’on nous prélève. Cette logique a déjà prévalu lors de la quasi-suppression de la taxe d’habitation par Emmanuel Macron. Et encore avant, sous François Hollande, avec le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu. Les sommes que l’on collecte pour financer l’État ne semblent plus sortir de notre poche, puisqu’elles n’y sont, pour ainsi dire, jamais entrées.
Pour Baillot, avec cette évolution, « le lien citoyen est fragilisé ». Comme il le remarque, avec la suppression de la redevance, on franchit un pas décisif. Désormais, la majorité des Français, d’ores et déjà exempte d’impôt sur le revenu, n’aura plus l’occasion de faire ce fameux et si douloureux chèque au Trésor Public.
Les dangers d’une fiscalité furtive
Pourquoi est-ce ennuyeux ? Parce que « nos démocraties trouvent leur fondement historique dans le lien absolu entre taxation et représentation ». C’est ainsi qu’est né le parlement de Westminster, c’est cela qui a provoqué la guerre d’indépendance américaine, et c’est pour cela qu’a surgi la Révolution française. Excusez du peu !
On pourrait toutefois répondre que le ver était déjà dans le fruit. En effet, si 23 millions de foyers étaient effectivement assujettis à la redevance, 4,6 millions y échappaient déjà, notamment les plus de soixante ans ou les handicapés, qui bénéficiaient d’une exonération totale.
Baillot dénonce depuis des années « les dangers d’une fiscalité de plus en plus furtive », ce qui empêche le citoyen « d’appréhender le coût des services publics ». Une « logique de déresponsabilisation », rappelait-il, enclenchée sous François Hollande, quand près d’un million de contribuables avaient été sortis du champ de l’impôt sur le revenu. Dans les deux cas, aucune diminution de la dépense publique ne permettait de financer le geste politique.
L’État incite donc tout doucement le citoyen à penser que « l’impôt, c’est les autres ». Et c’est d’autant plus malsain que ce n’est pas vrai. Ainsi, la TVA et la CSG sont des prélèvements massifs, mais peu visibles. Les contributions sociales, rappelle Baillot sont noyées dans « l’illisibilité du bulletin de paie des salariés français, avec sa vingtaine de lignes ». Pire : pour le fiscaliste, l’introduction du prélèvement à la source a permis de « parfaire cette œuvre d’insensibilisation ». Quand on ne voit plus que le montant net qui parvient sur notre compte, la conscience de la ponction subie s’atténue. On peut presque avoir l’impression que « l’impôt sur le revenu a disparu ». En bref, avec « ce camouflage organisé », on peut dire que « l’ensemble de notre fiscalité tend à l’infantilisation des citoyens. »
Un système sous pression
Le patron de Arte, Bruno Patino (par ailleurs membre du conseil de surveillance de Bayard, éditeur de L’AntiÉditorial) craint un sous-financement de sa chaîne, qui se bat dans un univers de concurrence très difficile, face à des mastodontes comme Netflix, et repose sur un délicat équilibre franco-allemand. Plus largement, le risque est celui d’une réduction progressive du financement de l’audiovisuel public, qui deviendrait pour l’État une variable d’ajustement budgétaire.
Mais la suppression de la redevance et le transfert de la charge vers le budget général de l’État a d’autres inconvénients. Le financement de l’audiovisuel public est soumis aux « aléas politiques », puisque le budget relève de la loi de finances. C’est la crainte formulée par le sociologue Olivier Alexandre et l’économiste Françoise Benhamou. Si l’audiovisuel dépend d’un budget élaboré par le gouvernement et d’un vote du Parlement, il est inévitablement mis sous pression. Son indépendance risque donc de s’éroder.
Un autre impôt est possible
La fondation Jean-Jaurès, historiquement proche du Parti socialiste, en est convaincue. « Une autre redevance est possible. » C’est d’ailleurs le titre du rapport qu’elle a commandé à Julia Cagé, professeure d’économie à Sciences-Po et autrice engagée de Pour une télé libre. Contre Bolloré. (Seuil, 2022). Pour Julia Cagé, par ailleurs présidente de la société des lecteurs du Monde, « l’information est un bien public ». C’est d’ailleurs le titre d’un autre essai, qu’elle a cosigné avec Benoît Huet afin de « refonder la propriété des médias » (Seuil, 2021).
L’économiste ne nie pas les inconvénients de la redevance. Par exemple, celle-ci était prélevée en même temps que la taxe d’habitation. Or la taxe d’habitation a (presque) disparu. Pour Cagé, « s’il est techniquement possible de maintenir un impôt dédié au financement de l’audiovisuel public sur la base des foyers soumis à la taxe d’habitation, cela serait techniquement très coûteux ». Mais elle préconise de conserver l’idée d’une « ressource affectée », autrement dit celle dont le produit reste isolé des autres lignes de dépense de l’État, et donc sécurisé et propose trois options.
On pourrait remplacer la redevance soit par une contribution proportionnelle aux revenus, soit par une contribution progressive en fonction du revenu, donc plus redistributive. Ou élargir l’assiette, à travers une contribution progressive payée à la fois par les ménages et par les entreprises.
Ces trois mesures, ou plutôt ces trois variations sur la même idée, auraient le mérite de rendre effectivement du pouvoir d’achat en ciblant ceux qui en ont réellement besoin, sans mettre en péril le financement de l’audiovisuel public.
Article publié dans Libération le 12 avril 2022.
Article publié sur Franceinfo.fr le 3 juillet 2022.
Article publié sur France 24 le 27 mai 2022.