30 juin 2022#53
RN des champs contre Nupes des villes ?
L’entrée en force des députés du Rassemblement National et de la France Insoumise bouleverse les équilibres de l’Assemblée nationale. Ce tremblement de terre politique marque aussi un changement sociologique et géographique. Bobos contre fachos ? Prolos contre bobos ? La gauche a-t-elle retrouvé des couleurs mais perdu le peuple ? Peut-on opposer à un RN populaire une gauche élitiste et urbaine ?
Sociologie électorale complexe
Laurent Chalard est géographe et consultant. Interrogé par la Gazette des Communes, il rappelle que « les relégués des métropoles nourrissent le vote Le Pen », particulièrement autour de Pairs, de Lyon et de Bordeaux. « Les classes populaires chassées des centres-villes sont le terreau du Rassemblement national. »
Mais la sociologie électorale est plus complexe que cela. Il n’y a pas de clé unique, mais une constellation de situations. Ainsi, les chasseurs de Gironde, anciens électeurs de droite, ont voté pour les candidats soutenus par Marine Le Pen. Mais dans le Tarn, chez Jean Jaurès, c’est la désindustrialisation qui a joué. De même, l’électorat anti-musulman de Paca n’est pas celui des classes populaires du quart nord-est de la France. Et pourtant, les deux ont rallié les candidats soutenus par Marine Le Pen.
De son côté, la Nupes a très bien réussi « grâce à un électorat bobo de centre-ville qui avait opté pour Emmanuel Macron en 2017, mais qui a, depuis, rejoint EELV et s’est gauchisé. » L’exemple de Paris est frappant, presque caricatural. Mais la même tendance s’observe à Bordeaux, Rennes, Strasbourg ou Toulouse.
Mais là encore, les réalités de terrain sont plus complexes, pour ne pas dire multiples. Car une partie de l’électorat populaire a voté Nupes, et plus particulièrement la France Insoumise. Pour Chalard, les lignes de force de la Nupes « se trouvent dans les quartiers populaires des grandes métropoles. La Nupes reconstitue autour de Paris la ceinture rouge, avec des députés dans le nord des Hauts-de-Seine, un carton plein en Seine-Saint-Denis et une large majorité dans le Val-de-Marne. Le discours de Jean-Luc Mélenchon en faveur d’une France multiculturelle et créolisée fonctionne à plein dans ces circonscriptions. »
Pendant la présidentielle, Fabien Roussel avait déclaré que « le PS ne parle plus qu’aux bobos des villes et Mélenchon à la fraction radicalisée des quartiers périphériques. » Moi, disait-il, « je parle au peuple » (Le Journal du dimanche, 6 mars 2022). Chalard souligne que l’Insoumis François Ruffin et le communiste Fabien Roussel, dans les Hauts-de-France, ont tenu le choc face au RN en « renouant avec la fonction tribunitienne du Parti communiste des années 1970 », celui de Georges Marchais.
Ruffin, insoumis dissident ?
Mais François Ruffin, malgré sa réussite personnelle aux législatives, a plutôt tendance à s’inquiéter : « On ne doit pas devenir la gauche des métropoles contre la droite et l’extrême droite des bourgs et des champs », pense le député LFI de la Somme. Ruffin a fait le compte : en Picardie, le RN a remporté huit députés sur dix-sept circonscriptions ; dans le Nord, six sur vingt-quatre. Et dans le Pas-de-Calais, six sur douze.
Un phénomène qu’il avait relevé juste après la présidentielle. « Un Mélenchon très fort dans les quartiers, dans les métropoles, mais plus en difficulté dans la France périphérique, celle des gilets jaunes ». La question des « territoires abandonnés » de la gauche est au cœur de son combat électoral. Pour Ruffin, c’est même « un devoir moral et un devoir électoral », alors que le Nord et l’Est autrefois industriels et le Midi jadis rouge, ont rallié Le Pen.
D’où le choix de Ruffin, très calculé, d’un discours qui se résume d’une phrase simple : « Il ne faut pas qu’ils se gavent en haut pendant qu’on nous rationne en bas. » Lui, dit-il, gagne sur ça : « La division entre les petits et les gros, sur une exigence de justice. » Une ligne que l’on peut juger caricaturale.
Mais sur le fond, dès les années 1990, dès la chute du mur de Berlin, le RN a répondu à cette demande de protection des classes populaires, en passant du libéralisme au protectionnisme, pendant que la gauche signait des traités européens, des accords du GATT, présidait l’OMC.
En creux, la ligne Ruffin s’oppose à la ligne Mélenchon qui s’adresse aux bobos et aux banlieues. Quand l’un dénonce la police, l’autre cherche à répondre au besoin de protection et réhabilite « la valeur travail ». Pour Ruffin, « la gauche doit évidemment défendre les pauvres, mais aussi les modestes, les « moyens ». »
Il pointe sans complaisance la perte des classes moyennes. « Ne faut-il pas faire une tournée des sous-préfectures ? Qu’est-ce qu’il nous reste comme militants dans ces coins-là pour porter ça ? Comment les aide-t-on ? C’est un travail, long et difficile. Et je ne prends pas les élus RN pour des imbéciles, je ne méprise pas mon adversaire : une fois qu’ils sont installés, ce ne sera pas aisé de les dégager. Pas du tout. »
Entre les deux tours des élections législatives, un candidat macroniste le redoutait déjà, « les bobos écolos votent Mélenchon sans trop d’états d’âme, donc il y a un risque pour nous, dans les quartiers urbains, que la musique de l’union de la gauche soit plus forte que les outrances et contradictions de son leader ». La suite lui a donné raison. Le vote à Paris est spectaculaire. L’ouest appuie Macron, l’est Mélenchon.
Il y a dix ans déjà que Philippe Moreau-Chevrolet analysait cette tendance dans le vote Mélenchon. Le candidat de ce qui était alors le Front de gauche devait séduire l’électorat populaire à gauche, mais il avait « finalement plu… aux bobos ! » La même analyse a refait surface après la victoire de candidats socialistes ou écologistes aux municipales de 2020, dans les grandes villes comme Lyon, Strasbourg, Bordeaux ou Paris.
Et si les bobos n’existaient pas ?
Mais un autre expert de cartographie électorale conteste ce qu’il appelle « l’illusion du vote bobo ». Maître de conférences à l’Institut de géographie et d’aménagement régional de l’université de Nantes, Jean Rivière le qualifie même de « mystification géographique ». Pour lui, « la notion de vote bobo n’a pas de consistance sociologique, c’est une catégorie existentialiste dans laquelle on met un peu tout. »
Jean Rivière réfute donc « la pertinence scientifique de cette catégorie pernicieuse de description du monde social ». C’est, pense-t-il, « comme un écran de fumée masquant la diversité des dynamiques sociales et électorales urbaines » ; Le clivage ne serait pas réel, mais médiatique, « lié à la forte visibilité récente de quelques géographes ayant érigé les localisations géographiques en « deus ex machina » de l’explication du vote, aidés en cela par le formidable outil de communication qu’est la cartographie, tout particulièrement en période électorale ».
Il vise en particulier Christophe Guilluy, et son opposition devenue classique entre les élites urbaines et les habitants de la « France périphérique ». Rivière dénonce « l’essentialisation des catégories géographiques ». Les choses, en somme, sont plus complexes. Il s’est penché en particulier sur la métropole nantaise, « emblématique » selon lui, de « nombre de dynamiques sociologiques qui caractérisent le haut de la hiérarchie urbaine nationale. »
Son analyse a le mérite de s’appuyer sur une étude fine, à l’échelle des 475 bureaux de vote des 24 communes de Nantes Métropole. Il relève plutôt une tripartition de l’espace électoral de Nantes Métropole entre l’extrême droite, la gauche et la droite. Rivière classe le macronisme à droite, ce qui est bien sûr discutable. Mais l’intérêt de l’étude est de montrer que le vote ne s’explique pas par un seul déterminant, mais par une palette de critères, parmi lesquels on compte l’âge, la nationalité, le type de contrat de travail que l’on a, ou encore le fait d’être locataire ou propriétaire.
Comme le dit Rivière, cette fois en termes plus concrets, « vous ne pouvez pas mettre sur le même plan un architecte vedette, propriétaire à Paris et gagnant 10 000 euros par mois ou plus, et un jeune graphiste indépendant installé dans un studio à Lille, qui peinerait à joindre les deux bouts. Ils n’ont pas forcément les mêmes préoccupations, goûts ou idées… Et souvent ils ne votent pas de la même façon. C’est pourtant ce qu’on fait croire en les associant à un même vote bobo ».
Article publié dans la revue Métropolitiques. (2022).
Article publié dans le magazine La Gazette des communes. (2022).
Article publié dans Le Journal du dimanche. (2022).